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À Calais, la solidarité en actes

Point de pas­sage entre la France et l’Angleterre, Calais est depuis trente ans le lab­o­ra­toire des poli­tiques répres­sives à l’encontre des per­son­nes exilées, mais égale­ment des asso­ci­a­tions human­i­taires qui leur por­tent sec­ours. Depuis quelques années, des col­lec­tifs fémin­istes, des militant·es antiracistes et des groupes ant­i­cap­i­tal­istes ten­tent d’unir leurs luttes.
Publié le 26/07/2024

Modifié le 16/01/2025

Photos : Aimée Thirion pour La Déferlante
À L’Auberge des migrants, à Calais, le 2 mai 2024, des salariées du Refugee Wom­en’s Cen­tre pré­par­ent le départ d’une maraude. Pho­to : Aimée Thiri­on pour La Défer­lante.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.

La petite camion­nette beige sem­ble vol­er au-dessus des nids de poule qui parsè­ment les routes des quartiers sud de Calais.

Au milieu d’un paysage com­posé de hangars indus­triels – par­fois trans­for­més en squats –, d’étendues her­beuses et de quelques bar­res d’immeuble en mau­vais état, l’engin trans­porte d’énormes sacs de vête­ments, des jou­ets et des pro­duits d’hygiène. Au détour d’une rue, il s’engouffre sur un chemin défon­cé au bout duquel il se gare dans le sens du départ. « Au cas où il faudrait par­tir vite », pré­cise Marie Fil­la­tre, sa con­duc­trice, sans qu’on sache si elle craint une descente de police ou une bagarre dans le campe­ment.
La jeune femme est coor­di­na­trice du Refugee Women’s Cen­tre (RWC), une asso­ci­a­tion née en 2015 sur le lit­toral de la mer du Nord pour venir en aide aux femmes exilées et à leurs familles qui atten­dent de pass­er clan­des­tine­ment en Angleterre, à 30 kilo­mètres de l’autre côté du détroit du pas de Calais. Elle est accom­pa­g­née de Bethan, une volon­taire orig­i­naire de Man­ches­ter et d’une autre bénév­ole qui préfère ne pas don­ner son prénom. Auprès du grand pub­lic comme des migrant·es (1), l’association s’affiche ouverte­ment fémin­iste inter­sec­tion­nelle et LGBT+ friend­ly. Elle tra­vaille en non-mix­ité choisie, c’est-à-dire unique­ment entre femmes et per­son­nes non binaires ou trans.
Sur le ter­rain vague qui s’étend devant nous, une cinquan­taine de tentes se ser­rent les unes con­tre les autres. Du linge sèche sur des gril­lages tor­dus. Marie et Bethan repèrent un groupe de Vietnamien·nes, par­mi lesquel·les qua­tre femmes ont besoin de vête­ments. Elles les entraî­nent vers la camion­nette et leur pro­posent de se servir dans leur stock. Elles souhait­ent aus­si leur par­ler sans la présence des hommes : « On s’assure que tout va bien et qu’elles sont au courant, si besoin, qu’une mise à l’abri est pos­si­ble », décrypte Marie.
En 2023, à Calais, le RWC a été en con­tact avec 670 femmes can­di­dates à la tra­ver­sée vers l’Angleterre, aux­quelles s’ajoutent celles que l’association n’a pas eu l’occasion de ren­con­tr­er, car, con­traire­ment aux hommes, elles restent sou­vent en retrait des dis­tri­b­u­tions. « Même si c’est unique­ment aux abor­ds du camion de maraude, on essaie de créer un “safe space” pour elles, racon­te Alex­ia Douane, coor­di­na­trice juridique et sociale de l’association. Les femmes en exil sont plus exposées aux vio­lences sex­istes et sex­uelles. Mais on ne veut pas les réduire à ça : elles sont aus­si fortes et résilientes. »

Des descentes de police tous les deux jours

Un peu plus loin, sous les arbres, Bethan retrou­ve une femme turque et sa fille qu’elle a ren­con­trées quelques jours plus tôt. L’avant-veille, elles ont ten­té, sans suc­cès, d’embarquer sur un bateau pneu­ma­tique pour tra­vers­er la Manche. « My name is Senay », nous dit la petite fille qui a appris par cœur cette phrase en anglais. Elle nous mon­tre six doigts pour dire son âge.

Cette semaine-là, plus de 700 per­son­nes ont réus­si à gag­n­er l’Angleterre sur des bateaux pneu­ma­tiques à moteur, où chaque place se mon­naie autour de 2 000 euros. Par­mi elles, six femmes accom­pa­g­nées par le Refugee Women’s Cen­tre. L’une d’elles a envoyé un mes­sage le matin même sur le portable de l’association : « We arrived safe­ly in the UK. »

Sur WhatsApp, une femme exilée, qui a été prise en charge à Calais par le Refugee Women’s Centre, donne de ses nouvelles après la traversée de la Manche : « We arrived safely in the UK » (Nous sommes arrivées saines et sauves au Royaume-Uni).

Sur What­sApp, une femme exilée, qui a été prise en charge à Calais par le Refugee Women’s Cen­tre, donne de ses nou­velles après la tra­ver­sée de la Manche : « We arrived safe­ly in
the UK » (Nous sommes arrivées saines et sauves au Roy­aume-Uni). Pho­to : Aimée Thiri­on pour La Défer­lante.

À la per­ma­nence de jour du Sec­ours catholique où la maraude du RWC a été appelée, Fat­ma, une Yéménite de 31 ans, con­fie volon­tiers sa détresse. Elle aus­si a ten­té et raté la tra­ver­sée de la Manche plusieurs fois. Arrivée à Calais après un périple de sept mois en avion, en train et à pied, elle est aujourd’hui hébergée dans un foy­er pour femmes. « Ma vie ici, c’est un film, iro­nise-t-elle. Je me promène partout avec mes sacs, mes vête­ments encom­brants. Pour aller aux toi­lettes, c’est com­pliqué parce qu’en tant que femme je ne peux pas faire ça n’importe où, et quand j’ai mes règles, c’est encore pire : je vais me cacher der­rière des maisons, mais par­fois des hommes me suiv­ent. J’ai peur tout le temps et de tout. Quand je vivais dans les campe­ments je ne dor­mais pas de crainte de me faire atta­quer ou que la police débar­que. »

Depuis 2016 et le déman­tèle­ment de la « grande jun­gle » de Calais (2), la doc­trine mise en œuvre par l’État sur le ter­rain et relayée par la munic­i­pal­ité dirigée depuis 2008 par Nat­acha Bouchart (Les Répub­li­cains) est celle du « zéro point de fix­a­tion ». Tous les deux jours, les forces de l’ordre inter­vi­en­nent pour déman­tel­er les campe­ments de for­tune qui parsè­ment la ville, oblig­eant les per­son­nes exilées à recon­stru­ire leurs abris quelques dizaines de mètres plus loin. Quant aux dis­tri­b­u­tions d’eau et de nour­ri­t­ure jugées « sous-dimen­sion­nées » par la plu­part des acteurs et actri­ces de ter­rain, elles ont été con­fiées à une asso­ci­a­tion prestataire de l’État – La Vie active – alors même qu’une suc­ces­sion d’arrêtés pré­fec­toraux et munic­i­paux ont longtemps inter­dit aux autres asso­ci­a­tions de nour­rir les réfugié·es. Les autorités en sont per­suadées, plus les con­di­tions de séjour à Calais seront dif­fi­ciles, moins les per­son­nes exilées vien­dront. Cette théorie dite de « l’appel d’air » « prend racine dans le cor­pus idéologique de l’extrême droite », explique le poli­to­logue Pierre Bon­nevalle dans un rap­port pub­lié en 2022 (3). Elle repose sur une « évi­dence » jamais démon­trée que « plus un pays est accueil­lant, plus il attire les étrangers ». L’évolution de la sit­u­a­tion à Calais apporte un cinglant démen­ti à ce pos­tu­lat : en 2023, 36 000 per­son­nes ont rejoint le lit­toral puis tra­ver­sé la Manche. C’est le deux­ième bilan le plus élevé jamais enreg­istré après le record de 52 000 tra­ver­sées en 2022.

Depuis seize ans, Nat­acha Bouchart mul­ti­plie les mesures exclu­ant les per­son­nes exilées de la vie de la cité (4). En 2021, dans une inter­view don­née à BFM qui son­nait comme une demi-con­fes­sion, elle com­men­tait sa réélec­tion un an plus tôt, à la tête de la ville : « On n’a pas besoin d’être d’extrême droite pour avoir des répons­es prag­ma­tiques et défendre les gens sans tomber dans l’extrême et ses dérives. » Au plan nation­al, lors des débats qui ont accom­pa­g­né le vote de la loi dite « Asile et immi­gra­tion » à l’hiver 2023–2024, l’élue, qui se dit proche du min­istre de l’Intérieur Gérald Dar­manin, s’est rangée aux côtés du RN pour réclamer le rétab­lisse­ment du « délit de séjour irréguli­er », sup­primé en 2012 sous le man­dat de François Hol­lande.

 

Installée dans la région il y a trois ans, Jade Lamalchi est membre de Calais la sociale, un média associatif en ligne qui raconte l’actualité des luttes sociales dans la ville et ses alentours.

Instal­lée dans la région il y a trois ans, Jade Lamalchi est mem­bre de Calais la sociale, un média asso­ci­atif en ligne qui racon­te l’actualité des luttes sociales dans la ville et ses alen­tours. Pho­to : Aimée Thiri­on pour La Défer­lante.

42 % des jeunes Calaisien·nes au chômage

Calais est une ville aux allures de ter­rain de guerre. Dès la gare, on croise des familles à la rue et des groupes d’hommes en errance.
À quelques cen­taines de mètres, l’entrée du port est bar­ri­cadée par de hauts gril­lages. Le long des axes routiers et fer­rovi­aires, ce sont en tout 70 kilo­mètres de clô­tures coif­fées de bar­belés qui ont été érigées pour empêch­er les migrant·es de mon­ter dans les bateaux, trains et camions en par­tance pour l’Angleterre.

« Ici tout est fait pour invis­i­bilis­er la mis­ère », explique Clara Lipar­el­li. Assise à la ter­rasse d’un café asso­ci­atif du cen­tre-ville, la jeune femme, libraire et mem­bre du Col­lec­tif fémin­iste de Calais, racon­te son arrivée dans la ville en 2021. À l’époque, elle prête main-forte à l’association Utopia 56 qui défend les droits des per­son­nes exilées : « Je suis tombée des nues devant la répres­sion qui règne ici et devant le silence médi­a­tique qui l’accompagne. La mairie dis­pose partout d’énormes rochers pour empêch­er les gens d’installer des tentes, les asso­ci­a­tions qui les aident sont régulière­ment ver­bal­isées pour des his­toires de sta­tion­nement ou de véhicules “défectueux”… »

Comme Clara, il y a trois ans, Jade Lamalchi a quit­té sa vie en région parisi­enne, pour s’engager « à la fron­tière ». « Mon père est algérien, donc les ques­tions liées à l’immigration je les ai en moi. Mais alors que j’avais à peine 21 ans, je me suis retrou­vée à faire des trucs que je n’aurais jamais imag­inés : me bat­tre pour de l’eau, accom­pa­g­n­er les proches de per­son­nes décédées, ten­ter de réanimer une per­son­ne sur un park­ing… » Loin d’effrayer les deux jeunes femmes, l’urgence de la sit­u­a­tion sur place les a con­va­in­cues de s’installer durable­ment : « Calais n’est pas un lieu qu’il faut quit­ter, jus­ti­fie Clara. Il faut le défendre. »
Dans cette ville fron­tière où les usines fer­ment les unes après les autres – et où, selon la dernière enquête de l’Insee sur le sujet, 42 % des jeunes sont au chô­mage (5) –, l’extrême droite n’a rassem­blé que 17 % des suf­frages au dernier scrutin munic­i­pal. Mais le can­di­dat du Rassem­ble­ment nation­al, Marc de Fleuri­an a été élu aux lég­isla­tives de 2024, avec 53,70 % des votes. « Quand je regarde cette ville – la pau­vreté, les idées haineuses – je flippe, se désole Céline Foulon, une autre mem­bre du Col­lec­tif fémin­iste. Calais est en train de mourir. Si je ne lut­tais pas, je ne pour­rais pas vivre ici. »

Né de la fusion de deux groupes de colleuses lassées de voir leurs slo­gans recou­verts par des affich­es du RN, le Col­lec­tif fémin­iste de Calais a vu le jour à l’été 2021. « Un soulage­ment ! », lâche Char­lotte, pro­fesseure de let­tres et mem­bre active du col­lec­tif : « Je me suis dit que finale­ment, ce n’était pas qu’une ville de fachos. » Tou­jours en cours de struc­tura­tion, le groupe réu­nit aujourd’hui une ving­taine de per­son­nes autour d’événements qui met­tent en lien les réflex­ions fémin­istes et la sit­u­a­tion des per­son­nes exilées. Pour la
deux­ième année con­séc­u­tive, il a coor­gan­isé la Pride, qui a réu­ni 600 per­son­nes de toute la région le 29 juin 2024.

Mehdia Ben Tounes Marty est traductrice pour l’équipe de Médecins sans frontières. Elle accueille régulièrement chez elle des femmes et des familles en transit vers l’Angleterre.

Mehdia Ben Tounes Mar­ty est tra­duc­trice pour l’équipe de Médecins sans fron­tières.
Elle accueille régulière­ment chez elle des femmes et des familles en tran­sit vers l’Angleterre. Pho­to : Aimée Thiri­on pour La Défer­lante.

Comme souvent, les bénévoles sont des femmes

« Il y a beau­coup de rumeurs qui courent sur les migrants ici. Les gens dis­ent qu’ils agressent les femmes. Mais moi j’ai envie de leur répon­dre : est-ce que vous avez pris le temps d’aller les voir et de leur par­ler ? » Dans sa grande mai­son en briques près du cen­tre-ville qu’elle partage avec son mari et ses deux filles, Mehdia Ben Tounes Mar­ty héberge régulière­ment des femmes et des familles avant leur pas­sage en Angleterre. Orig­i­naire d’Algérie, où elle tra­vail­lait comme psy­cho­logue et anthro­po­logue, Mehdia est aujourd’hui tra­duc­trice pour l’équipe de Médecins sans fron­tières. Lors des per­ma­nences organ­isées dans les locaux du Sec­ours catholique, elle croise chaque semaine des retraitées calaisi­ennes qui depuis des années rac­com­mod­ent des blousons ou jouent à des jeux de société avec des femmes et des hommes venu·es d’Érythrée, du Soudan, de Syrie ou de Turquie. « C’est sur ces per­son­nes qui aident au quo­ti­di­en qu’il faut met­tre la lumière. Ce sont elles qui nous dis­ent qu’il faut con­tin­uer à accueil­lir les exilé·es. Les élu·es d’extrême droite dépensent telle­ment de temps et d’énergie à essay­er de nous divis­er, alors qu’ils pour­raient l’utiliser pour trou­ver des solu­tions dignes pour ces gens. »

Comme sou­vent dans les asso­ci­a­tions, et plus large­ment dans le secteur social, la grande majorité des volon­taires que l’on croise à Calais sont des femmes. Gilet bleu et blanc du Sec­ours catholique sur le dos, Françoise, 58 ans, nous con­sacre sa pause, alors qu’à quelques mètres d’elle, une dizaine d’hommes, le regard absorbé par leurs écrans de porta­bles, sont rassem­blés autour d’une borne de charge­ment. Anci­enne secré­taire dans le secteur de la con­struc­tion, aujourd’hui sans emploi, elle a com­mencé à don­ner un coup de main il y a deux ans. « Ce que je préfère, c’est le mer­cre­di quand je vais en maraude sur les lieux de vie, racon­te-t-elle d’une voix timide. Au début on m’a pro­posé de m’occuper des femmes, mais je m’identifiais trop à leurs par­cours, c’était déchi­rant. » Dans le vil­lage où elle réside, entre Calais et Dunkerque, « les gens ne dis­ent pas trop pour qui ils votent, mais l’extrême droite pro­gresse à chaque élec­tion ». En 2012, dans cette 7e cir­con­scrip­tion du Pas-de-Calais, le Front nation­al (devenu Rassem­ble­ment nation­al en 2018), n’était pas qual­i­fié pour le sec­ond tour des lég­isla­tives (avec un score de 15 %). Il atteignait 49,33 % des suf­frages exprimés au pre­mier tour en 2024.

Marie Fillatre et deux bénévoles du Refugee Women’s Centre discutent avec une mère et sa fille de 6 ans, Senay, originaires de Turquie.

Marie Fil­la­tre et deux bénév­oles du Refugee Women’s Cen­tre dis­cu­tent avec une mère et sa fille de 6 ans, Senay, orig­i­naires de Turquie. Pho­to : Aimée Thiri­on pour La Défer­lante.

Une microsociété militante

Face au drame human­i­taire qui se rejoue chaque jour depuis trente ans et face à la mon­tée du RN dans les urnes, beau­coup des per­son­nes impliquées dans l’aide aux exilé·es imag­i­nent pos­si­ble une con­ver­gence des luttes : sociales, antiracistes, fémin­istes, LGBT+. Une sorte d’« union sacrée », à l’écart des par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels, pour résis­ter aux poli­tiques antimigrant·es. C’est dans ce but qu’en octo­bre 2022 s’est lancée Calais la Sociale, un média asso­ci­atif en ligne qui doc­u­mente les luttes sociales et tisse entre elles des liens. Jade Lamalchi y signe sou­vent des reportages. Une main sur le volant de sa voiture, l’autre pointant des immeubles délabrés qui bar­rent le paysage, elle explique : « Ici, la pau­vreté se trans­met de généra­tion en généra­tion. La ques­tion, c’est com­ment nous, militant·es, pou­vons-nous faire du lien entre les per­son­nes exilées et celles qui sont licen­ciées par leur usine ? »

Le Collectif féministe de Calais, qui a vu le jour à l’été 2021, réunit aujourd’hui une vingtaine de personnes.

Le Col­lec­tif fémin­iste de Calais, qui a vu le jour à l’été 2021, réu­nit aujourd’hui une ving­taine de per­son­nes. Pho­to : Aimée Thiri­on pour La Défer­lante.

Estimée à un mil­li­er de volon­taires chaque année, la pop­u­la­tion drainée par les asso­ci­a­tions human­i­taires est essen­tielle­ment com­posée de jeunes, sou­vent diplômé·es, venu·es de grandes villes français­es mais aus­si de l’étranger. Cette microso­ciété mil­i­tante est pour beau­coup le lieu d’une prise de con­science. « La pre­mière réu­nion à laque­lle j’ai par­ticipé était organ­isée par une asso­ci­a­tion qui dis­tribue des repas dans les campe­ments. Les gens ont com­mencé à se présen­ter par leurs pronoms (6). Moi je com­pre­nais rien. Ce sont ces gens-là qui m’ont appris les codes mil­i­tants. C’est grâce à elles et eux que je me suis mise à ver­balis­er les oppres­sions que mes proches et moi, en tant que per­son­nes issues de milieux pop­u­laires, avons pu vivre aupar­a­vant. »

Même si on trou­ve de nom­breux Calaisiens et Calaisi­ennes dans les asso­ci­a­tions his­toriques d’aide aux migrant·es, la grande majorité évolue à dis­tance des activ­ités mil­i­tantes : « On a peu d’occasions de faire des choses ensem­ble », regrette Jade. Une des con­séquences, sans doute, de la rhé­torique munic­i­pale qui, depuis 2008, ne cesse d’opposer les habitant·es de la ville d’un côté aux per­son­nes exilées et aux volon­taires qui les accom­pa­g­nent de l’autre. En févri­er 2014, Nat­acha Bouchart met­tait à dis­po­si­tion une adresse mail per­me­t­tant aux riverain·es de dénon­cer l’installation de squats dans leur ville. En jan­vi­er 2018, sur RMC, elle accu­sait les asso­ci­a­tions d’entretenir la détresse des per­son­nes migrantes « pour exis­ter » et de leur fournir des bar­res de fer pour com­met­tre des dél­its.

« Si on accep­tait que les exilé·es fassent par­tie de la ville et si on créait des lieux de ren­con­tre avec la pop­u­la­tion, les gens auraient moins peur, analyse de son côté Clara Lipar­el­li. C’est impor­tant de lier entre eux les dif­férents com­bats. Finale­ment, on est tous et toutes vic­times des mêmes oppres­sions. »

 

Le 2 mai 2024, à Wimereux, se tenait un rassemblement pour rendre hommage aux sept personnes – dont Sarah, 7 ans – décédées dans un naufrage quelques jours auparavant.

Le 2 mai 2024, à Wimereux, se tenait un rassem­ble­ment pour ren­dre hom­mage aux sept per­son­nes – dont Sarah, 7 ans – décédées dans un naufrage quelques jours aupar­a­vant. Pho­to : Aimée Thiri­on pour La Défer­lante.

Face au drame, l’espoir d’une prise de conscience

Ironique­ment, c’est lors des événe­ments trag­iques qui ryth­ment la vie à la fron­tière que des milieux et des généra­tions dif­férentes ont l’occasion de se retrou­ver. Sur la digue de Wimereux, ce 2 mai 2024, près de 200 per­son­nes grelot­tent dans le vent glacé. Quelques jours plus tôt, au large de cette sta­tion bal­néaire hup­pée située à 20 min­utes au sud de Calais, sept per­son­nes ont per­du la vie alors qu’elles ten­taient de pren­dre la mer à bord d’un bateau pneu­ma­tique pour rejoin­dre les côtes anglais­es. Par­mi elles, Sara, 7 ans, orig­i­naire d’Irak, est morte écrasée sous le poids d’une quar­an­taine de pas­sagers ayant rejoint l’embarcation de for­tune à la dernière minute. Sa pho­to trône au cen­tre du cer­cle for­mé par les participant·es à la céré­monie. Ses par­ents, sa sœur et son frère sont présent·es. Dans cette foule, on croise les vis­ages des mil­i­tantes et mil­i­tants asso­ci­at­ifs rencontré·es ces derniers jours. Mais égale­ment beau­coup de femmes et d’hommes aux cheveux blancs et à l’allure soignée. Alors que la sono com­mence à cra­chot­er des chants engagés, tous et toutes ont déjà les yeux humides. Chris­tine, infir­mière à la retraite, nous racon­te que sa fille a appris le drame en voy­ant les affaires des naufragé·es refluer sur la plage à la marée mon­tante. Bernadette et Romain, 75 et 74 ans, ont été informé·es du rassem­ble­ment « par la paroisse ».

« Nous avons espoir que cette tragédie servi­ra d’électro­choc pour les autorités », lance une voix au micro. « Vous les préfets, les sous-préfets, êtes en par­tie respon­s­ables de ces morts. Vous pointez du doigt les asso­ci­a­tions que vous accusez de créer un appel d’air. Mais imag­inez si nous n’étions pas là : ce serait bien pire ! » En silence, l’assistance se recueille. La voix au micro mar­que une pause puis reprend : « Il n’y aura ni oubli ni par­don. » •

Pour ce reportage, de nom­breuses citoyennes, respon­s­ables asso­cia­tives et mil­i­tantes calaisi­ennes ont été inter­rogées. Toutes n’ont pu être citées. Nous tenons à les remerci­er ici : Sophie Agn­er­ay et le Col­lec­tif des épous­es des salariés licen­ciés de l’usine Prys­mi­an-Dra­ka, Loup Blaster, Juli­ette Dele­place, Pauline Simon­neau, Col­ine, Julie, Palo­ma, San­dra.

 


(1) Le mot « migrant·es » est plutôt employé par les respon­s­ables poli­tiques et les médias, tan­dis qu’« exilé·es » est celui util­isé le plus couram­ment dans les asso­ci­a­tions human­i­taires. Dans cet arti­cle, nous employons indif­férem­ment les deux ter­mes.

(2) En 2015, sur les dunes de Calais, s’installe un campe­ment où vivront jusqu’à 10 000 migrant·es. La « jun­gle » – selon le terme util­isé au départ par les réfugié·es – est déman­telée en octo­bre 2016. L’appellation demeure pour désign­er les campe­ments plus petits, présents partout à Calais et dans les envi­rons.

(3) « L’État français et la ges­tion des per­son­nes exilées à la fron­tière fran­co-bri­tan­nique : harcel­er, expulser, dis­pers­er », ce rap­port, com­mandé par une plate­forme d’associations actives sur le lit­toral de la Manche et pub­lié en févri­er 2022, est télécharge­able sur le site de la Cimade.

(4) En novem­bre 2015, Nat­acha Bouchart a fer­mé l’accès de la médiathèque et de la piscine munic­i­pale aux exilé·es en le con­di­tion­nant à la présen­ta­tion d’un jus­ti­fi­catif de domi­cile. Depuis quelques mois, un pro­jet visant à faire pay­er les bus munic­i­paux unique­ment aux migrant·es est à l’étude.

(5) Dossier con­sacré à la ville de Calais pub­lié sur le site de l’Insee en févri­er 2024 (chiffres por­tant sur l’année 2020).

(6) Dans les milieux fémin­istes et LGBT+, il est fréquent d’énoncer le pronom par lequel on souhaite être désigné : elle, il, iel…

Marion Pillas

Après un détour par la production de documentaires, elle est revenue au journalisme avec La Déferlante. Elle en est cofondatrice et corédactrice en chef. Depuis Lille, elle supervise la newsletter, les partenariats et les événements. Voir tous ses articles

Résister en féministes

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