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Sophie Binet et Assa Traoré, pour une convergence des luttes

Assa Tra­oré est dev­enue un sym­bole de la lutte con­tre les vio­lences poli­cières depuis la mort de son frère Adama, en 2016. Sophie Binet, pre­mière femme à avoir pris la tête de la CGT, en mars 2023, incar­ne un renou­velle­ment du syn­di­cal­isme français. Face à l’ex­trême droite, toutes deux appel­lent à une con­ver­gence des luttes syn­di­cales et antiracistes.
Publié le 26/07/2024

Modifié le 16/01/2025

PHOTOS Alexia Fiasco pour La Déferlante
Sophie Binet et Assa Tra­oré à La Parole errante, à Mon­treuil (Seine-Saint-Denis), le 21 juin 2024. Pho­to : Alex­ia Fias­co pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Sophie Binet, vous avez souhaité dia­loguer avec Assa Tra­oré. Pourquoi ?

SOPHIE BINET La lutte d’Assa pour dénon­cer les vio­lences poli­cières fait écho à mon tra­vail quand j’étais CPE [con­seil­lère prin­ci­pale d’éducation] en lycée pro­fes­sion­nel, au Blanc-Mes­nil, en Seine-Saint-Denis. J’ai vu des quartiers devenir des zones de non-droit pour les habitant·es, qui ne sont plus respecté·es par les insti­tu­tions et où les ser­vices publics sont aban­don­nés.
Ce qui m’inquiète, c’est que nos chemins ne con­ver­gent pas davan­tage, entre la CGT et la mobil­i­sa­tion dans ces quartiers. Il faut absol­u­ment qu’on recon­stru­ise les liens affaib­lis par la déstruc­tura­tion du tra­vail : les habitant·es ont des boulots en pointil­lé, ce qui rend plus dif­fi­cile l’organisation mil­i­tante à par­tir du tra­vail.

ASSA TRAORÉ Avec Sophie, nous sommes déjà inter­v­enues ensem­ble lors de meet­ings, notam­ment fémin­istes, con­tre la réforme des retraites. Le com­bat pour mon frère Adama s’est aus­si con­stru­it avec des syn­di­cats, dont la CGT. Après sa mort, je voulais que le com­bat du Comité Adama dépasse notre quarti­er, qu’on puisse créer des liens de sol­i­dar­ité avec d’autres mou­ve­ments.

Le Comité Adama a récem­ment soutenu Ami­na­ta, une jeune femme noire que son employeur, GRDF, veut licenci­er. On pour­rait se dire que cela n’a rien à voir avec le Comité Adama, et pour­tant cette femme a fait appel à nous. Elle m’a racon­té avoir été vic­time de sex­isme, de racisme et d’un licen­ciement abusif, son témoignage m’a touchée. Elle est très bien accom­pa­g­née syn­di­cale­ment par la CGT, mais c’est comme s’il lui man­quait quelque chose, en tant que femme noire issue des quartiers pop­u­laires. Je pense qu’elle avait besoin d’une référence qui lui ressem­ble.

L’aide que j’apporte à cette femme, c’est quelque chose que j’aurais pu faire pour mon frère Adama, pour tous nos frères qui sont morts. Cette dis­crim­i­na­tion dans le cadre du tra­vail, ils auraient pu la subir aus­si, et elle aurait pu entraîn­er un repli sur eux, sur le quarti­er. Anci­enne édu­ca­trice, je con­nais ces jeunes qui n’ont pas accès à leurs droits : pas d’avis d’imposition, pas de carte Vitale ni de pièce d’identité. C’est comme s’ils avaient peur des insti­tu­tions, quelles qu’elles soient. Comme si elles leur ren­voy­aient l’idée qu’ils n’étaient pas légitimes. C’est tout un tra­vail à faire avec eux pour qu’ils puis­sent entr­er pleine­ment dans la société.

Je rejoins ce que dit Sophie quand elle affirme que les quartiers pop­u­laires sont trans­for­més en zone de non-droit pour leurs habitant·es. J’ajoute que c’est ça qui autorise la vio­lence à entr­er dans nos quartiers. La pre­mière vio­lence à dénon­cer, c’est celle qui nous rend vul­nérables dans nos espaces de vie : les droits que nous n’avons pas, et les insti­tu­tions qui nous regar­dent de haut.

Photos : Alexia Fiasco pour La Déferlante

Assa Tra­oré, le 21 juin 2024. Pho­to : Alex­ia Fias­co pour La Défer­lante

SOPHIE BINET La défi­ance qui existe chez cer­tains acteurs et actri­ces de ces quartiers vis-à-vis des syn­di­cats me choque. Certain·es sem­blent penser que l’on défend l’ordre établi. Je suis frap­pée par la mécon­nais­sance du syn­di­cal­isme dans toute la société, mais c’est encore plus mar­quant dans les quartiers pop­u­laires alors que c’est là où on en a le plus besoin.

Le syn­di­cal­isme est un super out­il de résis­tance, de con­quête et d’organisation col­lec­tive. De notre côté, il faut qu’on tra­vaille pour mieux ren­dre vis­i­ble l’action syn­di­cale et voir com­ment faire plus de place aux militant·es d’autres mou­ve­ments. Nous devons bal­ay­er devant notre porte.

Les fron­tières sont-elles si mar­quées entre syn­di­cal­isme et luttes des habitant·es des quartiers pop­u­laires ? Dans le secteur du net­toy­age, les grèves sont menées par des femmes racisées et vivant dans des quartiers pop­u­laires… Assa Tra­oré, votre mère, elle-même tra­vailleuse du net­toy­age, s’est mise en grève en 2017. Était-elle syn­diquée ?

ASSA TRAORÉ Ma mère tra­vail­lait pour Onet [sous-trai­tant chargé du net­toy­age dans les gares du nord de l’Île-de-France]. Elle n’était pas syn­diquée mais fai­sait con­fi­ance à un syn­di­cat. Le piquet de grève a duré plus d’un mois. Ma mère était malade donc elle n’a pas pu aller jusqu’au bout – quelques jours avant la fin de la grève, elle est entrée à l’hôpital pour une opéra­tion –, mais elle était très investie. Une mal­adie infan­tile qui n’avait pas été soignée au Mali lui a abîmé les yeux. La pous­sière de toutes ces années passées à bal­ay­er les quais a aggravé cette fragilité. Aujourd’hui, elle voit comme à tra­vers un car­reau cassé.

C’était sa pre­mière grève, donc pour nous, ses enfants, aus­si. J’ai décou­vert le monde syn­di­cal par ce mou­ve­ment. Voir toutes ces mamans en lutte, ça m’a pris à la gorge. On décou­vrait un côté com­bat­tant chez nos par­ents qu’ils ne nous mon­traient pas à la mai­son. Il y avait telle­ment de souf­frances, et pour­tant ils étaient là, à lut­ter de manière forte et digne.

On a vu com­bi­en les syn­di­cats étaient organ­isés, et aus­si qu’ils per­me­t­taient une cer­taine pro­tec­tion face à la police. Je me suis dit qu’ils fai­saient un tra­vail extra­or­di­naire : être en leur présence était ras­sur­ant. J’ai appelé à soutenir nos par­ents grévistes, à les rejoin­dre sur les piquets. C’était nou­veau, car notre généra­tion n’a pas gran­di avec l’engagement syn­di­cal. Il y a une mécon­nais­sance et beau­coup de fan­tasmes négat­ifs qui entourent le syn­di­cal­isme.

ASSA TRAORÉ, HUIT ANS DE BATAILLE JUDICIAIRE

Anci­enne édu­ca­trice spé­cial­isée, Assa Tra­oré a vu sa vie bas­culer le jour de la mort de son frère Adama. Ce jeune homme noir de 24 ans est mort le 19 juil­let 2016 sur le sol de la caserne de Per­san (Val-d’Oise), à la suite de sa vio­lente inter­pel­la­tion à Beau­mont-sur-Oise, par trois gen­darmes.

Sa mort a‑t-elle été causée par le plaquage ven­tral pra­tiqué par les forces de l’or­dre ? Plusieurs exper­tis­es médi­cales — dont l’une à l’ini­tia­tive de la famille — don­nent des résul­tats con­tra­dic­toires. En mai 2024, la cour d’ap­pel de Paris a con­fir­mé le non-lieu pronon­cé en faveur des gen­darmes, en rai­son d’une « absence d’élé­ment matériel comme inten­tion­nel », mais a toute­fois relevé « un lien de causal­ité » entre l’in­ter­pel­la­tion et sa mort. La famille s’est pourvue en cas­sa­tion.

Assa Tra­oré elle-même a été con­damnée à deux repris­es: en mars 2021 par la cour d’ap­pel de Paris, pour atteinte à la pré­somp­tion d’in­no­cence après avoir affir­mé que les trois gen­darmes respon­s­ables de l’in­ter­pel­la­tion de son frère l’avaient tué; en mars 2023, au civ­il, pour diffama­tion con­tre une gen­darme. Elle avait été relaxée au pénal.

La cofon­da­trice du Comité vérité et jus­tice pour Adama s’est vu décern­er, en 2020, titre de Guardian of the year (« Défenseuse de l’an­née ») par le mag­a­zine états-unien Time pour son engage­ment con­tre les vio­lences poli­cières. En 2022, elle a créé sa pro­pre fon­da­tion pour les quartiers pop­u­laires.

 

SOPHIE BINET La grève est un out­il puis­sant, il faut aus­si trans­met­tre cette his­toire. Alors qu’auparavant les femmes tra­vail­laient à domi­cile, comme bonnes ou dans l’agriculture, leur arrivée dans l’industrie tex­tile a été un grand moment de l’histoire de l’émancipation fémi­nine. Les grandes grèves de la fin du XIXe et du début du XXe siè­cle nous ont per­mis d’exister dans la cité en tant que femmes, hors de la sphère domes­tique.
Quand j’étais CPE, je n’ai pas vu de par­ents démis­sion­naires, mais des par­ents qui ne pou­vaient pas jouer leur rôle. Quand on doit tra­vailler de nuit, le soir ou le week-end, évidem­ment qu’on ne peut pas venir aux ren­dez-vous au lycée, ni être présent·es le soir pour aider à faire les devoirs. Le patronat a une respon­s­abil­ité majeure dans les dif­fi­cultés qu’ont les par­ents enfer­més dans des boulots pré­caires à être présent·es auprès de leurs enfants.

J’étais côté insti­tu­tion quand j’étais CPE, et j’ai vu qu’il y avait une ten­dance à cul­pa­bilis­er les par­ents. Cer­tains choix étaient même faits sans eux. C’était les pleins pou­voirs pour l’école : sans les par­ents, per­son­ne ne venait nous déranger dans nos déci­sions.

Dans l’éducation, les par­ents sont un con­tre-pou­voir, nous avons besoin de leur laiss­er plus de place.


« Le patronat a une respon­s­abil­ité majeure dans les dif­fi­cultés qu’ont des par­ents enfer­més dans des boulots pré­caires à être présents auprès de leurs enfants. »

Sophie Binet


 

Des travaux uni­ver­si­taires mon­trent que le racisme joue un rôle majeur dans le vote et l’identification à l’extrême droite. Estimez-vous que le com­bat antiraciste a été suff­isam­ment mené à gauche ?

SOPHIE BINET S’il y a bien une pro­gres­sion du racisme en France, je pense que ce n’est pas l’unique moteur du vote pour l’extrême droite. On est dans un moment où le sen­ti­ment de déclasse­ment est très fort, et beau­coup ont con­science que leurs enfants vivront moins bien qu’elles et eux si rien ne change.

C’est le ter­reau sur lequel prospère l’extrême droite. Je reproche à une par­tie de la gauche de ne pas remet­tre en cause ces poli­tiques néolibérales qui appau­vris­sent toute la pop­u­la­tion et de se focalis­er sur des ques­tions plus socié­tales. Lut­ter con­tre l’extrême droite en soule­vant unique­ment la ques­tion du racisme est insuff­isant.

Com­ment men­er de front la lutte con­tre les rap­ports d’exploitation de classe, la bataille sociale et celle con­tre les rap­ports de dom­i­na­tion racistes ou sex­istes ? Ces ques­tions doivent tou­jours être liées mais il faut aus­si porter un hori­zon social qui par­le à tous les tra­vailleurs et à toutes les tra­vailleuses.

Il ne faut pas nier le racisme qui peut exis­ter dans l’entreprise, mais, dans les grèves, les salarié·es ne s’interrogent pas sur la reli­gion de leurs cama­rades ou leur nation­al­ité : on est réuni·es dans la lutte pour gag­n­er.

Photos : Alexia Fiasco pour La Déferlante

Sophie Binet, le 21 juin 2024. Pho­to : Alex­ia Fias­co pour La Défer­lante

ASSA TRAORÉ Ce sujet n’est pas du tout porté comme il devrait l’être par la gauche. Longtemps, il était même impos­si­ble de dire qu’il y avait du racisme ou des vio­lences poli­cières. Pour moi, la gauche est, elle aus­si, respon­s­able de la mon­tée de l’extrême droite. Lorsqu’on ne dit rien, on ne peut pas s’étonner de ce qui arrive. Ça fait longtemps qu’on a lais­sé une large place à l’extrême droite, sur les réseaux soci­aux ou à la télévi­sion. On voit le résul­tat. La gauche s’y intéresse davan­tage aujourd’hui, mais la ques­tion de l’antiracisme n’est pas du tout placée au cen­tre.

C’est dan­gereux parce que les premier·es qui vont être visé·es par l’extrême droite, ce sont celles et ceux qui subis­sent déjà le racisme. C’est la vio­lence que mon frère a subie quand il est mort, ou celle qui a aus­si tué Nahel (lire aus­si la carte blanche de Fati­ma Ouas­sak dans le numéro « Résis­ter en fémin­istes »), pour ne citer qu’eux. Avec le Comité Adama, nous nous sommes battu·es pen­dant huit ans pour impos­er le sujet. J’ai même eu un procès à cause de ça, que j’ai gag­né.

Il ne faut pas oubli­er ce qu’il s’est passé avant Macron. C’est François Hol­lande qui a don­né plus de pou­voirs à la police, quelques semaines après l’affaire Théo (1), avec la loi Cazeneuve (2) qui autorise les forces de l’ordre à faire usage de leur arme en cas de refus d’obtempérer. C’est un per­mis de tuer, don­né à la police par la gauche.

Aujourd’hui, des familles ont beau­coup de mal à se défendre face aux vio­lences poli­cières, ou se retrou­vent, comme nous, face à des non-lieux. Et ce sont presque unique­ment des per­son­nes de couleur qui se font tuer dans le cadre de ces refus d’obtempérer. Elles sont issues de l’immigration, pas seule­ment « habi­tantes de quartiers pop­u­laires ». Ce sont elles et eux qui subis­sent, en même temps, dis­crim­i­na­tions racistes, vio­lences poli­cières et pré­car­ité.

Toutes les per­son­nes qui se mobilisent aujourd’hui con­tre l’extrême droite, je me demande où elles étaient quand nous étions dans la rue à dénon­cer les vio­lences poli­cières et que l’on nous fai­sait pass­er pour des extrémistes. Ou lorsque nous étions attaqué·es pour avoir dit que les insti­tu­tions étaient racistes. Quand, en 2023, on nous a dit qu’on n’avait pas le droit de marcher en hom­mage à mon frère parce que des gens étaient, au même moment, en train de se révolter à la suite de la mort de Nahel et qu’il n’y avait « pas assez de policiers ». Les syn­di­cats se sont mobil­isés ponctuelle­ment, mais ils n’auraient pas dû lâch­er ensuite.
Et même pour les tra­vailleurs et les tra­vailleuses, il y a encore beau­coup à faire. Il y a quelques mois, le Comité Adama est venu soutenir un foy­er de tra­vailleurs immi­grés de Mon­treuil (Seine-Saint-Denis). Après l’incendie du bâti­ment, une cen­taine d’hommes se sont retrou­vés à la rue sans per­son­ne pour les soutenir. J’ai mobil­isé mes con­tacts dans ma ville [Ivry-sur-Seine] et nous avons réus­si à les faire héberg­er.

Dans les quartiers pop­u­laires, c’est pareil. Les jeunes ont des sit­u­a­tions de tra­vail com­plète­ment cassées. Pourquoi ne sont-ils et elles pas défendu·es par les syn­di­cats ? Je voudrais qu’ils soient là pour elles et eux.


« Toutes les per­son­nes qui se mobilisent aujourd’hui con­tre l’extrême droite, je me demande où elles étaient quand nous étions dans la rue à dénon­cer les vio­lences poli­cières et que l’on nous fai­sait pass­er pour des extrémistes. »

Assa Tra­oré


SOPHIE BINET Ces tra­vailleurs et tra­vailleuses n’étaient prob­a­ble­ment pas syndiqué·es. C’est un prob­lème d’avoir des per­son­nes hors de nos radars. La déstruc­tura­tion du tra­vail et la pré­car­ité font qu’il y a de plus en plus de tra­vailleurs et de tra­vailleuses qui se retrou­vent en dehors du périmètre syn­di­cal. C’est dif­fi­cile de les organ­is­er, parce que leur sit­u­a­tion change tout le temps.

Les femmes sont sur­représen­tées dans les emplois les plus pré­caires. Que pro­pose la CGT pour que ces tra­vailleurs et tra­vailleuses puis­sent se défendre ?
SOPHIE BINET On a des syn­di­cats d’aides à domi­cile ou d’assistantes mater­nelles. Elles sont hyper pré­caires, mais arrivent à s’organiser col­lec­tive­ment. C’est tou­jours dif­fi­cile, parce qu’elles galèrent déjà au tra­vail et ont, en plus, leurs charges famil­iales. Cela néces­site un investisse­ment très fort de notre part.

Je suis d’accord avec Assa sur le fait que nous ne sommes pas du tout au niveau sur le sujet du racisme. Les insti­tu­tions – et la police en fait par­tie – véhicu­lent un racisme sys­témique. Des débats n’ont pas eu lieu, notam­ment sur la coloni­sa­tion. En France, il y a plein de ques­tions sen­si­bles qu’on n’a pas le courage d’affronter, comme la laïc­ité, par exem­ple. Nos jours fériés cor­re­spon­dent à des fêtes chré­ti­ennes, ce n’est pas laïc. Mais ce sont des débats minés, sys­té­ma­tique­ment instru­men­tal­isés.

Juste­ment, en sep­tem­bre 2023, vous avez soutenu, au micro de France Inter, l’interdiction des robes longues – rebap­tisées « abayas » – à l’école, exigée par le min­istre de l’Éducation de l’époque, Gabriel Attal. Les jeunes filles musul­manes ont été les seules visées. N’y voyez-vous pas une con­tra­dic­tion avec une stratégie de lutte artic­u­lant anti­sex­isme et antiracisme ?

SOPHIE BINET Pour moi, le sujet, ce n’est pas l’abaya mais la laïc­ité. Je pense qu’il doit y avoir des règles spé­ci­fiques dans les étab­lisse­ments sco­laires, où les élèves sont, pour la plu­part, encore mineur·es. C’est la dif­férence entre le lycée et l’université. Pour moi, la laïc­ité, c’est le non-prosé­lytisme. On pour­rait aus­si s’interroger sur l’entrée dans les écoles des multi­na­tionales ou sur les t‑shirts avec des logos de mar­ques énormes.

L’obligation de neu­tral­ité pour les fonc­tion­naires, très impor­tante selon moi, ne s’applique pas aux usager·es. Les mamans qui por­tent le voile doivent pou­voir accom­pa­g­n­er les sor­ties sco­laires.
Au tra­vail, les règles sont dif­férentes. Il y a la lib­erté de s’habiller comme on le souhaite, dans la lim­ite des règles de sécu­rité liées au poste de tra­vail. Il y a eu des luttes des assis­tantes mater­nelles ou des avo­cates pour pou­voir con­serv­er leur foulard, et qui vivent une dis­crim­i­na­tion très forte (3).

Je pense qu’il est légitime d’interdire le voile dans les étab­lisse­ments sco­laires pour les élèves, mais qu’il ne faut pas entr­er dans des débats stériles, à se deman­der si une robe a un car­ac­tère religieux.

ASSA TRAORÉ Je ne suis pas d’accord sur ce point. Le sujet s’est posé récem­ment dans l’école de mon fils, et la réal­ité est plus floue que ce que décrit Sophie. Une maman est venue avec son voile à l’école, pour ani­mer un ate­lier de math­é­ma­tiques. La direc­trice lui a inter­dit d’entrer avec son foulard, exigeant une « tenue laïque », alors qu’elle était inscrite pour cette activ­ité depuis plusieurs mois et entre dans l’école avec son foulard tous les jours. La rai­son invo­quée par la direc­trice, c’est que cette mère serait dev­enue une « inter­venante ». Mais qui a décidé cela ?

J’ai moi-même fait des sor­ties sco­laires et on ne m’a jamais pré­cisé si j’étais « accom­pa­g­nante » ou « inter­venante ». Nous avons demandé à ren­con­tr­er les mem­bres de l’administration à la suite de cette exclu­sion, et nous les avons interrogé·es sur les per­cep­tions des sym­bol­es religieux. Leur réponse : une per­ruque, comme en por­tent cer­taines femmes juives pour respecter des pre­scrip­tions religieuses, ne se voit pas, et, de mon côté, les foulards que je porte ne sont que des acces­soires de mode. Des remar­ques sur des mères por­tant des mini­ju­pes ont égale­ment été for­mulées. Ces per­son­nes ont, en réal­ité, un prob­lème glob­al avec le corps des femmes, leurs droits et leurs lib­ertés fon­da­men­tales.

Selon cette logique, il faudrait être vigilant·e quand nos enfants sont en présence d’une per­son­ne por­tant un signe religieux, mais avoir une con­fi­ance totale envers les per­son­nes qui n’en por­tent pas. Ce n’est pas cohérent.

Cla­quer la porte au nez de cette maman devant son enfant, c’est une humil­i­a­tion pour elle, mais aus­si pour lui. On apprend à ces enfants, majori­taire­ment issu·es de l’immigration, à avoir honte de leurs par­ents. Et cette humil­i­a­tion se fait là où elles et ils sont censé·es grandir et se con­stru­ire.

Être un·e enfant issu·e de l’immigration, c’est vivre avec un doigt pointé sur soi, dès tout·e petit·e. Ce doigt va décider si ton père ou ta mère peut par­ticiper à cette sor­tie, si tu peux t’inscrire dans une école de haut niveau, pré­ten­dre à tel tra­vail, aller dans tel espace sans te faire con­trôler ou sor­tir sans ta pièce d’identité. Se bat­tre pour faire dis­paraître cette stig­ma­ti­sa­tion est la con­di­tion pour pou­voir avancer.
Quand on par­le du voile, der­rière on veut par­ler de la vio­lence sup­posée des hommes des quartiers pop­u­laires. On pré­sup­pose que les femmes sont con­traintes, mais elles por­tent le voile pour des raisons très divers­es, qui leur appar­ti­en­nent. Cer­taines jeunes filles le met­tent con­tre l’avis de leurs par­ents, qui savent la vio­lence à laque­lle s’expose leur enfant en faisant ce choix. Une fois qu’on a dia­bolisé la reli­gion musul­mane, par le biais du port du voile, on en arrive à scruter la tenue de chaque femme musul­mane. La longueur d’une robe peut trans­former un vête­ment en signe religieux parce que c’est une musul­mane qui le porte.

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de vio­lence mas­cu­line dans les quartiers, je dis qu’il y en a comme partout ailleurs. Mais on arrive à faire entr­er dans la tête des gens qui ne con­nais­sent ni ces quartiers ni la reli­gion musul­mane que leurs habi­tants, Noirs ou Arabes, oblig­ent les femmes à se voil­er. C’est une dia­boli­sa­tion con­stru­ite très fine­ment puisqu’on pré­tend qu’on veut sauver des femmes vic­times. Ça déshu­man­ise ces hommes et légitime la vio­lence et la répres­sion qui les vise.

 

SOPHIE BINET, L’ÉGALITÉ FEMMES-HOMMES AU CŒUR DES LUTTES SYNDICALES

Quand elle était con­seil­lère prin­ci­pale d’é­d­u­ca­tion (CPE) dans un lycée pro­fes­sion­nel en Seine- Saint-Denis, Sophie Binet a eu à cœur de faire con­naître l’u­nivers syn­di­cal à ses élèves. Jusqu’à les emmen­er au siège de la Con­fédéra­tion générale du tra­vail (CGT), dont elle sera, quelques années plus tard, à 41 ans, la pre­mière femme élue secré­taire générale, en pleine lutte con­tre la réforme des retraites. Des mobil­i­sa­tions, elle en a mené d’autres, notam­ment con­tre la loi insti­tu­ant le con­trat pre­mière embauche (CPE) en 2006, quand elle était mem­bre du bureau nation­al du syn­di­cat étu­di­ant Unef. La lutte avait payé : les man­i­fes­ta­tions mas­sives de lycéen.nes, étu­di­ant-es et syn­di­cal­istes, avaient mené Jacques Chirac à retir­er la loi. Au sein de la CGT, qu’elle a rejointe en 2009 en inté­grant l’U­nion générale des ingénieur.es, cadres et tech­ni­cien-nes (Ugict), Sophie Binet pousse pour un virage vers l’é­colo­gie et l’é­gal­ité femmes-hommes. Elle devient référente du col­lec­tif Femmes mix­ité de la CGT. En 2022, son syn­di­cat est sec­oué par une plainte pour viol aggravé déposée con­tre Ben­jamin Amar, respon­s­able de l’u­nion départe­men­tale de la CGT dans le Val-de-Marne. Il a été sus­pendu de la direc­tion exéc­u­tive de la CGT puis réin­té­gré après le classe­ment sans suite de la plainte le visant. Son man­dat lui a été défini­tive­ment enlevé huit mois plus tard, après une mobil­i­sa­tion des fémin­istes au sein et en dehors du syn­di­cat.

 

SOPHIE BINET La laïc­ité à la française n’existe nulle part ailleurs. Con­stru­ite il y a cent ans, elle doit être réac­tu­al­isée, pour être la même pour tous et toutes, mais elle doit aus­si être défendue.
Le prob­lème, aujourd’hui, c’est que ce sujet est instru­men­tal­isé con­tre une seule reli­gion, l’islam, et qu’il est mobil­isé à géométrie vari­able. Il y a un prob­lème d’islamophobie, la CGT le dit. Ces dérives sont inac­cept­a­bles. Cela crée une grande injus­tice qui fait que la laïc­ité est perçue néga­tive­ment alors qu’elle est un out­il pour la lib­erté de con­science, religieuse et poli­tique. La laïc­ité n’a jamais pro­posé l’interdiction du religieux. C’est un instru­ment d’émancipation : cela a été un grand com­bat de gauche pour libér­er l’enseignement, et la société, du pou­voir de l’Église catholique. Et c’est ce qui a, égale­ment, per­mis aux autres reli­gions d’avoir droit de cité.

Je con­sid­ère que l’intégrisme religieux se développe, dans toutes les reli­gions, et je trou­ve ça inquié­tant. Ça fait par­tie des ingré­di­ents de la mon­tée de l’extrême droite. Il faut pou­voir le dire et le com­bat­tre.

Com­ment fait-on pour lut­ter, comme syn­di­cal­iste ou comme mil­i­tante anti­raciste, face à une extrême droite si forte ?

SOPHIE BINET On développe nos luttes. On tente de con­stru­ire des ponts. C’est pour cela qu’on a tenu à apporter notre sou­tien aux col­lec­tifs comme celui qui a été lancé après la mort d’Adama, ou celle de Nahel. Nous voulions cass­er l’isolement des quartiers pop­u­laires et faire en sorte qu’on ne laisse pas les familles seules dans leur dénon­ci­a­tion des vio­lences poli­cières. Il ne s’agit pas seule­ment de sign­er tel ou tel texte, mais de faire notre tra­vail syn­di­cal en pro­fondeur.

Dans la police, ce qui est en train de se pass­er, c’est qu’une majorité de policiers et poli­cières en activ­ité vote Rassem­ble­ment nation­al (4). Le prob­lème, c’est qu’on a trop peu de syndiqué·es CGT dans cette pro­fes­sion, notre respon­s­abil­ité syn­di­cale est aus­si là. Après la mort de Nahel, cer­tains syn­di­cats policiers se sont révélés fac­tieux, appelant au non-respect des lois de la République (5). C’est inquié­tant, avec une extrême droite si forte et une impunité poli­cière déjà très impor­tante.

La répres­sion poli­cière con­tre les habitant·es des quartiers pop­u­laires n’est mal­heureuse­ment pas nou­velle, mais s’y sont ajoutées les attaques con­tre les mou­ve­ments écol­o­gistes et syn­di­caux. Les poli­tiques répres­sives ont été de plus en plus vio­lentes ces dernières années. La police ne tape plus seule­ment sur les quartiers pop­u­laires, mais sur toutes celles et ceux qui résis­tent aux poli­tiques néolibérales.
Des straté­gies de sol­i­dar­ité se sont mis­es en place, et il faut les ampli­fi­er, pour ne pas se laiss­er isol­er. En 2017, il y a eu la loi Cazeneuve dont tu as par­lé, Assa, il y a eu aus­si celle con­tre l’apologie du ter­ror­isme, en 2014. Ces instru­ments sécu­ri­taires mobilisent des notions qui sont tou­jours pour « les autres » au début. Mais, une fois instal­lés, ils s’appliquent à tout le monde.

Photos : Alexia Fiasco pour La Déferlante

Assa Tra­oré, le 2 juil­let 2022 à Beau­mont-sur-Oise (Val d’Oise) lors de la six­ième marche pour réclamer “vérité et jus­tice” pour Adama Tra­oré. Pho­to : Pauline Tournier/Hans Lucas

ASSA TRAORÉ De mon côté, j’ai déjà été exposée à cette répres­sion. Mon frère a été tué. Main­tenant j’ai peur que l’on tue mes enfants, ou celui du voisin, parce qu’il est noir ou arabe. Ça devrait être le prob­lème de tout le monde. Per­son­ne ne doit rester assis en assis­tant au déploiement de cette vio­lence.

En juin 2020, peu après la mort de George Floyd [un Africain-Améri­cain tué par un polici­er blanc], le Comité Adama a appelé à man­i­fester devant le tri­bunal de Paris con­tre les vio­lences poli­cières. Quelques semaines plus tard, une fresque a été réal­isée, réu­nis­sant le vis­age d’Adama et celui de George Floyd. Des syn­di­cats policiers ont appelé à venir l’effacer (6). J’ai dû lancer un con­tre-appel annonçant qu’on pro­tégerait la fresque nous-mêmes : qu’ils osent venir. Ils ne sont pas venus. La force est là.

On par­le beau­coup des élec­tions, mais il y a aus­si la rue. Et il n’y a pas que la place de la République à Paris, il y a aus­si la rue dans les quartiers. Tous les ans, nous mar­chons pour Adama à Beau­mont-sur-Oise [la ville où il vivait]. On n’a pas vu beau­coup de per­son­nes des quartiers pop­u­laires dans la grande man­i­fes­ta­tion du 15 juin 2024 à Paris con­tre l’extrême droite. C’était peut-être trop loin, mais peut-être, aus­si, que l’urgence de se mobilis­er ne leur par­lait pas tant que ça, parce que cette vio­lence ils la vivent déjà depuis bien longtemps. Nous, on a gran­di en ayant peur du Front nation­al.
Il faut qu’on donne de l’espoir à cette jeunesse. Les quartiers sont devenus des réser­voirs de per­son­nes dans lesquels la gauche vient piocher à la dernière minute en dis­ant « on a besoin de vous ». Mais on n’est pas des ser­pil­lières. Moi, on ne m’utilise pas.

Il faut con­tin­uer à créer de vraies sol­i­dar­ités. Nous serons main dans la main avec la CGT et d’autres mou­ve­ments pour dire que cette France nous appar­tient. C’est comme ça qu’on la chang­era.
Mais pour don­ner espoir à la jeunesse, il faut aus­si respecter les ancien·nes. Quand les jeunes voient leurs par­ents, issu·es de l’immigration, dévalorisé·es, faire un tra­vail dégradant, pas bien payé, elles et ils se dis­ent : « Je vais faire ce tra­vail-là pour un salaire de 1 200 euros ? Jamais de la vie ! »

Il faut replac­er tous ces enjeux ensem­ble : pourquoi les ancien·nes n’auraient-elles et ils pas le droit de vote ? Il faut leur don­ner cette place-là. Si mes grands-pères, qui ont fait la guerre de 39–45, avaient été con­sid­érés comme des héros, Adama aurait été vu comme un descen­dant de héros. Et on ne tue pas les petits­enfants d’un héros.

 


« Il faut con­tin­uer à créer de vraies sol­i­dar­ités. Nous serons main dans la main avec la CGT et d’autres mou­ve­ments pour dire que cette France nous appar­tient. C’est comme ça qu’on la chang­era. »

Assa Tra­oré


 

Votre genre nour­rit-il vos com­bats ?

SOPHIE BINET Je porte une respon­s­abil­ité col­lec­tive. Je dois l’utiliser pour faire pro­gress­er la sit­u­a­tion des femmes. Pour moi, être fémin­iste, cela veut dire avoir des straté­gies de sol­i­dar­ité.
Il y a beau­coup de mil­i­tantes, mais aus­si de mil­i­tants, qui me dis­ent leur fierté qu’une femme les représente. C’est un sym­bole très fort. Beau­coup de femmes se sen­tent plus fortes de savoir qu’une femme se tient à la direc­tion de la CGT. Mais, je l’ai dit dès mon arrivée, je ne veux pas être l’arbre qui cache la forêt. Ça pro­gresse, mais il faut ampli­fi­er la fémin­i­sa­tion de la CGT.

Je ne crois pas que les femmes, par nature, feraient les choses dif­férem­ment des hommes, mais j’ai tou­jours essayé de min­imiser les enjeux de pou­voir et de mar­quage de ter­ri­toire qui sont très vir­ilistes. Mais par­fois, je suis dans une posi­tion où il faut jouer des rap­ports de force, savoir taper du poing sur la table. Je le fais con­tre mes adver­saires.

Photos : Alexia Fiasco pour La Déferlante

Sophie Binet, place de la République à Paris, le 27 juil­let 2024, lors du meet­ing “Lib­ertés ! Face à l’ex­trême droite, ouvrons l’e­spoir”. Pho­to : Valérie Dubois /Hans Lucas

ASSA TRAORÉ Moi je n’ai pas eu le choix. Comme toutes les autres femmes qui lut­tent con­tre les vio­lences poli­cières : ce sont les hommes qui se font tuer, donc les femmes par­tent au front.
Le fémin­isme n’appartient pas qu’aux femmes blanch­es. J’ai été triste de con­stater que, même dans ce com­bat, il y a de la dis­crim­i­na­tion. En huit ans, je me suis mobil­isée con­tre des fémini­cides dans plusieurs quartiers pop­u­laires, et je n’y ai vu aucune organ­i­sa­tion fémin­iste. Je ne les ai pas vues non plus défendre les femmes de couleur qui se font par­ti­c­ulière­ment atta­quer sur les réseaux soci­aux.

Je me sou­viens de Medi­a­part, qui a illus­tré un article7 sur la vio­lence d’un homme du Comité Adama en util­isant des pho­tos de moi. Mon vis­age deve­nait l’incarnation de cette vio­lence, comme si on me l’attribuait. Cela m’expose aux attaques, voire les autorise. On n’aurait jamais fait cela avec une femme blanche. Pour moi, cela envoie un mes­sage : cette femme que l’on expose n’est pas vrai­ment une femme, c’est une femme noire et, donc, on peut l’attaquer.

Le fémin­isme doit être enten­du dans un sens plus large. Il n’y a pas de sous-femmes, qui doivent être moins con­sid­érées ou défendues, encaiss­er la vio­lence sur les réseaux soci­aux et être ciblées par des appels au meurtre et au viol. Cela n’offusque pas grand monde lorsque cela vise des femmes qui ne sont pas blanch­es.
Quand un mou­ve­ment fémin­iste fait venir des femmes issues de l’immigration juste pour les avoir sur la pho­to, mais sans qu’elles aient ni pou­voir ni place réelle dans la lutte, il ne faut pas se laiss­er faire. J’essaie d’imposer la lutte con­tre le sex­isme au même niveau que celle con­tre le racisme ou les vio­lences poli­cières.

 


« Beau­coup de femmes se sen­tent plus fortes de savoir qu’une femme se tient à la direc­tion de la CGT. »

Sophie Binet


 

Dans tous les espaces mil­i­tants, des hommes sont accusés de vio­lences sex­istes ou sex­uelles. C’est le cas à la CGT, cela a égale­ment été le cas au sein du Comité Adama. Com­ment faites-vous, aujourd’hui, pour lut­ter con­tre les vio­lences de genre qui peu­vent exis­ter dans vos struc­tures ?

ASSA TRAORÉ Je suis une femme qui prend la parole, et les hommes qui m’entourent ne m’ont jamais bridée. Le titre de l’article pub­lié par Medi­a­part à l’été 2022 affirme quelque chose de faux : le Comité Adama aurait « cou­vert » les vio­lences d’un de ses mem­bres con­tre deux autres mem­bres. Lorsque l’on a appris les vio­lences, nous avons immé­di­ate­ment sor­ti le mil­i­tant du comité, sans même écouter sa ver­sion des faits. Et il ne l’a jamais réin­té­gré. Ça ne se dis­cute même pas et je con­nais très peu d’organisations qui font tout cela et qui en font état publique­ment, comme nous l’avons fait sur nos réseaux soci­aux. Absol­u­ment rien n’a été caché.

SOPHIE BINET En sept ans, on a for­mé plusieurs mil­liers de mil­i­tants et de mil­i­tantes sur la ques­tion des vio­lences sex­istes et sex­uelles. La for­ma­tion dure entre trois et cinq jours et rend capa­ble d’accueillir, d’accompagner et de défendre une femme vic­time. On fait un gros tra­vail de sen­si­bil­i­sa­tion, beau­coup de matériel est dis­tribué sur tous les lieux de tra­vail, comme les violentomètres8. Les mil­i­tantes vic­times peu­vent saisir notre cel­lule de veille sur les vio­lences sex­istes et sex­uelles [créée en 2016]. Quand une femme est vic­time de vio­lences, son agresseur doit être déman­daté de ses respon­s­abil­ités syn­di­cales. Quand la direc­tion n’en entend pas par­ler, c’est que ça fonc­tionne. Or, depuis que je suis en respon­s­abil­ité, assez peu de cas sont remon­tés jusqu’à moi. Sur les cas dont j’ai eu con­nais­sance, il y en a eu plusieurs très récem­ment, les mil­i­tants ont tous per­du leurs man­dats de respon­s­ables syn­di­caux (lire l’encadré).

Bien sûr, on est loin d’être parfait·es, et ces sit­u­a­tions sont tou­jours com­pliquées à régler. Je n’ai pas le pou­voir, depuis mon bureau, de sus­pendre les man­dats des per­son­nes mis­es en cause. Ce sont les struc­tures pro­fes­sion­nelles et locales qui l’ont. Il faut con­va­in­cre à chaque fois le col­lec­tif mil­i­tant de le faire. Les agresseurs ne sont pas des per­vers isolés, ils sont sou­vent en sit­u­a­tion de pou­voir et soutenus par leurs col­lec­tifs.

ASSA TRAORÉ De notre côté, nous faisons de la préven­tion, en expli­quant par exem­ple qu’il ne faut jamais être insis­tant avec une fille : quand elle dit non, c’est non. Aujourd’hui, le comité est com­posé très majori­taire­ment de femmes, et chacun·e peut trou­ver sa place. •

Entre­tien réal­isé le 21 juin 2024 par Sarah Beni­chou et Sarah Bos à La Parole errante, à Mon­treuil (Seine-Saint-Denis).

 

Sophie Binet et Assa Traoré en 5 dates

2016

Après la mort de son frère, Assa Tra­oré fonde le Comité vérité et jus­tice pour Adama. Elle coécrit, avec la jour­nal­iste Elsa Vigoureux, Let­tre à Adama (Points, 2017) et Le Com­bat Adama, avec le philosophe et soci­o­logue Geof­froy de Lagas­ner­ie (Stock, 2019).

2018

Sophie Binet devient secré­taire générale de l’Union générale des ingénieurs, cadres et tech­ni­ciens (Ugict) à la CGT.

2019

Assa Tra­oré se joint à la lutte des Gilets jaunes, et le Comité Adama par­ticipe à plusieurs de leurs actions, dont le blocage du marché de Rungis. En juil­let, les Gilets jaunes par­ticipent à la troisième marche pour Adama à Beau­mont-sur-Oise (Val‑d’Oise).

2020

En juin, plusieurs dizaines de mil­liers de per­son­nes man­i­fes­tent con­tre le racisme et les vio­lences poli­cières devant le tri­bunal judi­ci­aire de Paris, à l’appel du Comité Adama.

2023

Sophie Binet est élue secré­taire générale de la Con­fédéra­tion générale du tra­vail (CGT).

 


(1) Il s’agit de Théodore Luha­ka, jeune homme noir de 22 ans. Le 2 févri­er 2017, lors d’une inter­pel­la­tion, il a été vic­time d’un coup de matraque téle­scopique à l’anus qui l’a ren­du infirme. Les trois policiers ont été recon­nus coupables de « vio­lences volon­taires ». La qual­i­fi­ca­tion de viol, retenue au début de la procé­dure, a finale­ment été aban­don­née.

(2) Votée en 2017, elle autorise les agents de la police nationale et les mil­i­taires de la gen­darmerie nationale à faire usage de leurs armes « en cas d’absolue néces­sité et de manière stricte­ment pro­por­tion­née ».

(3) La loi du 8 août 2016, dite « loi El Khom­ri » ou « loi Tra­vail » donne la pos­si­bil­ité d’imposer une tenue de tra­vail. En 2019, à Lille, une avo­cate s’est vu inter­dire de plaider en rai­son du foulard qui cou­vrait ses cheveux. Son recours devant le Con­seil de l’Ordre a été rejeté jusqu’en Cour de cas­sa­tion.

(4) En 2021, 74 % des policier·es en activ­ité dis­aient avoir l’intention de don­ner leur voix au Rassem­ble­ment nation­al au pre­mier tour de la prési­den­tielle, selon une enquête du Cen­tre de recherch­es poli­tiques de Sci­ences Po.

(5) Le 30 juin 2023, trois jours après la mort de Nahel Mer­zouk, les syn­di­cats Alliance et Unsa Police avaient signé un tract appelant au « com­bat » con­tre les « nuis­i­bles » face à la révolte des jeunes de nom­breux quartiers pop­u­laires.

(6) Le syn­di­cat de policier·es Alliance a appelé à ce que la phrase qui sur­mon­tait la fresque, « Con­tre le racisme et les vio­lences poli­cières », soit « repeinte ou sup­primée car elle stig­ma­tise la police répub­li­caine ».

(7) Inti­t­ulé « Le comité pour Adama Tra­oré a cou­vert les vio­lences sex­istes de l’un de ses mem­bres », l’article de Medi­a­part pub­lié le 25 juil­let 2022 revient sur le cas de Samir Elyes, un des pio­nniers du comité, accusé de vio­lences par deux femmes mil­i­tantes, et écarté du col­lec­tif en 2017. Sa mise à l’écart est restée de « courte durée » selon Medi­a­part puisqu’il est inter­venu dans dif­férentes mobil­i­sa­tions du comité les années suiv­antes. Cet arti­cle est illus­tré de plusieurs pho­tos, dans lesquelles Assa Tra­oré appa­raît au cen­tre de l’image, accom­pa­g­née de Samir Elyes.

Sarah Benichou

Historienne et politiste de formation, Sarah Benichou se passionne pour l’enquête historique. En tant que journaliste indépendante, elle s’intéresse en particulier à l’extrême droite, au colonialisme, aux expériences juives et aux liens qu’entretiennent les femmes avec les instances de pouvoir. Elle est membre du collectif Youpress. Voir tous ses articles

Sarah Bos

Journaliste indépendante, spécialisée dans les questions de discriminations, elle est membre de l'association des journalistes antiracistes et racisé·e–s (Ajar). Elle a notamment réalisé l’interview croisée de Assa Traoré et Sophie Binet ainsi que le débat « Faut-il débattre avec l’extrême droite ? » Voir tous ses articles

Résister en féministes

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.


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