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Faut-il créer un parti féministe ?

À quelques mois de la prési­den­tielle et mal­gré un mou­ve­ment social très dynamique, la pos­si­bil­ité d’un par­ti fémin­iste est rarement évo­quée en France. L’expérience a pour­tant déjà été ten­tée par le passé ou dans d’autres pays. Les mil­i­tantes Car­o­line De Haas et Anaïs Leleux, la soci­o­logue Jules Fal­quet et la col­lab­o­ra­trice par­lemen­taire Assia Heb­bache débat­tent de l’intérêt et des désa­van­tages qu’il y aurait à créer une telle organ­i­sa­tion.
Publié le 12/11/2021

Modifié le 16/01/2025

Dessin réalisé par Lucile Gautier pour La Déferlante
Dessin réal­isé par Lucile Gau­ti­er pour La Défer­lante.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°4 S’aimer, paru en décem­bre 2021.

Car­o­line De Haas a été can­di­date aux élec­tions européennes et lég­isla­tives, après avoir mil­ité au Par­ti social­iste. Elle a cofondé Osez le fémin­isme ! en 2009, puis le col­lec­tif #NousToutes, en 2018. Depuis 2013, elle dirige Egaé, une agence de con­seil en égal­ité pro­fes­sion­nelle, engagée
con­tre le har­cèle­ment sex­uel.

Jules Fal­quet est soci­o­logue, pro­fesseure des uni­ver­sités à Paris 8. Elle étudie les mou­ve­ments soci­aux d’Amérique latine et des Caraïbes et, plus large­ment, les résis­tances col­lec­tives à la mon­di­al­i­sa­tion néolibérale.

Assia Heb­bache est col­lab­o­ra­trice de la députée Elsa Fau­cil­lon (PCF). Elle fait par­tie du col­lec­tif Chair col­lab­o­ra­trice, qui dénonce les vio­lences sex­istes et sex­uelles à l’Assemblée nationale.

Anaïs Leleux est cofon­da­trice de l’association Pour­voir fémin­iste qui pro­pose gra­tu­ite­ment des séances de sen­si­bil­i­sa­tion aux enjeux poli­tiques sous un angle fémin­iste.

 

Un Par­ti fémin­iste unifié a existé, en Bel­gique puis en France, dans les années 1970. Ini­tia­tive fémin­iste est un par­ti poli­tique fémin­iste sué­dois créé en 2005. Au Chili, le par­ti Alter­na­ti­va fem­i­nista s’est créé en 2020, fort de l’énergie des man­i­fes­ta­tions mon­stres portées par les fémin­istes chili­ennes. Com­ment trans­former la colère et les reven­di­ca­tions fémin­istes en change­ments poli­tiques ? Pour que le bouil­lon­nement fémin­iste actuel se traduise en règles de vie com­munes qui ren­dent la société plus égal­i­taire, faut-il en pass­er par la créa­tion d’un par­ti poli­tique fémin­iste ?

Pourquoi y a‑t-il moins de femmes que d’hommes qui entrent en poli­tique ?

ASSIA HEBBACHE Cette mise à l’écart des femmes est organ­isée par et pour les hommes. Depuis 2000, la loi sur la par­ité oblige les par­tis à présen­ter autant de femmes que d’hommes aux élec­tions. Mais cette loi est sou­vent détournée par les par­tis qui présen­tent des femmes dans des cir­con­scrip­tions impos­si­bles à gag­n­er. Quand des femmes réus­sis­sent mal­gré tout à être élues, tout le monde est sur­pris.

Par ailleurs, les femmes poli­tiques émer­gent unique­ment si elles sont coop­tées. Je dirais même « chap­er­on­nées ». Ce sont des hommes qui ont lancé toutes les femmes poli­tiques con­nues aujourd’hui. Ils les défend­ent au cœur de leur par­ti, leur trans­met­tent sou­vent leur pro­pre cir­con­scrip­tion, leur appren­nent plein de choses. Mais en retour, c’est une fidél­ité sans faille qui est atten­due. Si jamais la femme investie veut s’autonomiser, c’est sou­vent une guerre sans mer­ci qui lui est déclarée.

CAROLINE DE HAAS Quand je fai­sais de la poli­tique, la plu­part des hommes dis­aient : « On aimerait bien met­tre des femmes sur nos listes, mais elles ne veu­lent pas. » A con­trario, un sondage avait établi que 76 % des femmes inter­rogées avaient envie de pren­dre des respon­s­abil­ités poli­tiques. Donc cet argu­ment qui con­siste à dire qu’« elles ne veu­lent pas » est faux. Les femmes font beau­coup de poli­tique sur le ter­rain, dans les asso­ci­a­tions de par­ents d’élèves, les ONG, etc. Alors pourquoi sont-elles moins présentes dans les par­tis ? Si on veut s’engager au sein d’un par­ti, il faut avoir du temps, les moyens financiers (notam­ment pour faire des déplace­ments ou pour pay­er un·e baby-sit­ter les soirs de réu­nion) et de la con­fi­ance en soi. Les femmes ont beau­coup moins de temps. Dans les cou­ples hétéro­sex­uels, elles réalisent, en moyenne, chaque semaine 14 heures de travaux domes­tiques de plus que leur con­joint. Con­crète­ment, ça veut dire qu’elles ont 14 heures de moins que leur con­joint pour faire de la poli­tique, par exem­ple. Con­cer­nant l’argent : les femmes sont plus sou­vent en sit­u­a­tion de pré­car­ité que les hommes. Et le dernier élé­ment clé est la con­fi­ance en soi. La façon dont on éduque dès le plus jeune âge à la prise de parole en pub­lic, qui est un élé­ment cen­tral de la con­fi­ance en soi, n’est pas la même quand on éduque une petite fille ou un petit garçon. On n’apprend pas de la même façon à con­fron­ter ses idées, à tester des hypothès­es, à pou­voir se faire con­tredire, à argu­menter.


« J’ai arrêté de faire de la poli­tique en par­tie parce que c’était un milieu vio­lent. J’ai décidé d’arrêter d’aller dans ces réu­nions dans lesquelles j’étais méprisée, mal­menée, mise sous pres­sion. »
Car­o­line De Haas


ANAÏS LELEUX Les hommes se sont tou­jours organ­isés pour exclure les femmes du pou­voir. Au xvi­iie siè­cle, Diderot écrit dans son ency­clopédie au mot femme que « la nature sem­ble avoir con­féré aux hommes le droit de gou­vern­er ». On con­sid­ère alors que les femmes sont des citoyennes pas­sives alors qu’elles ont par­ticipé à toutes les émeutes de la Révo­lu­tion et qu’elles sont très actives au sein des États généraux. Au xixe siè­cle, des hommes organ­isent des raids dans des clubs poli­tiques de femmes pour leur « met­tre la fes­sée » ! Ils pub­lient les pre­miers recueils de blagues misog­y­nes et divulguent les adress­es de ces femmes. Les mas­culin­istes qui nous font chi­er aujourd’hui sur Twit­ter n’ont rien inven­té ! Et plus proche de nous, de Gaulle, père fon­da­teur de la ve République, con­sid­érait que « les femmes risqu[ai]ent d’altérer l’objectivité, l’impartialité avec lequel il est souhaité que les affaires soient traitées (1) ». On ne sort pas indemne de 1 500 ans d’une his­toire pareille !

 

Aujourd’hui, une fois que les femmes sont entrées en poli­tique, com­ment ça se passe pour elles ?

ASSIA HEBBACHE J’ai tra­vail­lé pour un député et je tra­vaille aujourd’hui pour une députée. Je con­state tous les jours la dif­férence. Lorsqu’un homme prend la parole, le silence se fait. Quand une femme par­le, il y a sys­té­ma­tique­ment du bruit. Elle doit répéter plusieurs fois les mêmes choses, deman­der le silence, atten­dre, se faire couper la parole.

 

CAROLINE DE HAAS J’ai arrêté de faire de la poli­tique en par­tie parce que c’était un milieu vio­lent. J’ai décidé d’arrêter d’aller dans ces réu­nions dans lesquelles j’étais méprisée, mal­menée, mise sous pres­sion. De nom­breuses femmes quit­tent la poli­tique parce qu’il y a une vio­lence sex­iste à leur encon­tre – même si le syn­di­cal­isme, le monde asso­ci­atif ou le monde pro­fes­sion­nel n’en sont pas exempts –, qui peut s’exercer par des vio­lences morales ou sex­uelles. Vous aviez fait un sondage à l’Assemblée avec le col­lec­tif Chair col­lab­o­ra­trice qui mon­trait qu’une col­lab­o­ra­trice par­lemen­taire sur cinq avait subi des agres­sions sex­uelles. Alors quand on demande pourquoi les femmes ne restent pas en poli­tique, l’explication est vite trou­vée… C’est rationnel de par­tir. Moi j’ai quit­té ce milieu de manière réfléchie pour me pro­téger.

JULES FALQUET Les rares femmes qui restent sont sou­vent des « héri­tières ». Ce sont des « épous­es de » ou des « filles d’ » hommes poli­tiques qui sont épaulées par des hommes et peu­vent sub­sis­ter dans ce milieu. Pour dur­er, il faut avoir des appuis.

 

Créer un par­ti fémin­iste per­me­t­trait-il à plus de femmes d’entrer dans la vie poli­tique ?

ANAÏS LELEUX Un par­ti poli­tique a pour but de con­quérir le pou­voir en vue de l’exercer. C’est un lieu de pou­voir, de dom­i­na­tion. Si nous, fémin­istes, avons pour objec­tif de nous affranchir de ces rap­ports de dom­i­na­tion, on ne peut pas le faire au sein d’un par­ti. Quand bien même on parviendrait à s’exempter des dom­i­na­tions de genre, et franche­ment j’en doute, on repro­duirait néces­saire­ment d’autres dom­i­na­tions comme celles de race, de classe, etc. Qui serait notre can­di­date à la prési­den­tielle ? Com­ment ne pas pro­duire de la per­son­nal­i­sa­tion en entrant dans une struc­ture de par­ti ?

 

JULES FALQUET Tout dépend ce qu’on appelle un par­ti. La plu­part des par­tis poli­tiques qui ont un objec­tif élec­toral sont amenés à repro­duire des fonc­tion­nements per­vers. Je ne vois pas très bien com­ment des per­son­nes avec des idées fémin­istes de fond, c’est-à-dire qui seraient aus­si ant­i­cap­i­tal­istes, antiracistes et cri­tiques vis-à-vis de cer­taines logiques autori­taires, pour­raient se couler dans le moule d’un par­ti poli­tique élec­toral­iste. Ça paraît aus­si peu crédi­ble que souhaitable. Mais il y a aus­si des par­tis qui savent qu’ils n’auront jamais d’élu·es. Eux peu­vent avoir des dis­cours un peu dif­férents. Dans de nom­breux pays, cer­tains petits par­tis très à gauche peu­vent se per­me­t­tre de présen­ter des can­di­da­tures ou de dévelop­per des idées plus com­bat­ives.

 

ASSIA HEBBACHE Pour exis­ter dans les insti­tu­tions, il faut être dans un par­ti. Même au cœur de l’Assemblée, on te demande de te rat­tach­er à un par­ti ou à un groupe. Sinon tu n’as absol­u­ment aucun pou­voir. Les non-inscrit·es n’ont qua­si­ment pas accès aux out­ils lég­is­lat­ifs tels que les dis­cus­sions générales, les ques­tions au gou­verne­ment et les journées d’initiative par­lemen­taires. Un·e député·e non-inscrit·e est totale­ment invisibilisé·e. Je suis donc plus favor­able à ce que des per­son­nal­ités fémin­istes, antiracistes, ant­i­cap­i­tal­istes intè­grent des groupes d’actions extérieurs aux par­tis poli­tiques, mais qui ont une influ­ence directe sur eux, comme #NousToutes, les Gilets jaunes et le Comité Adama.



« Une par­tie de la pen­sée fémin­iste a été digérée, insti­tu­tion­nal­isée et récupérée par la pen­sée con­ser­va­trice, voire raciste. Le piège serait de faire un par­ti fémin­iste un peu mou. »
Assia Heb­bache


CAROLINE DE HAAS Des mécan­ismes de dom­i­na­tion exis­tent dans n’importe quel groupe social con­sti­tué. Tout ce qu’on peut faire, c’est avoir con­science de ces rap­ports de force, les analyser et met­tre en place des façons de baiss­er leur niveau d’impact. En tant que patronne de mon entre­prise (2), je décide du recrute­ment des gens et de leur salaire. Il y a un rap­port de dom­i­na­tion évi­dent. J’ai essayé de créer un espace de tra­vail dans lequel on s’efforce de faire baiss­er au max­i­mum cette pres­sion, sans être dupe. Les dom­i­na­tions sont là.

 

Pourquoi ne pas créer un par­ti fémin­iste alors ?

ANAÏS LELEUX Pour moi, un par­ti fémin­iste devrait être un par­ti anti­mil­i­tariste, ant­i­cap­i­tal­iste, antiraciste, etc. Mais on n’a pas besoin d’un par­ti pour pouss­er ces idées. Il faut qu’on apprenne à penser hors du cadre des par­tis et de la ve République, hors même du cadre de l’État.

 

CAROLINE DE HAAS Si on se pose la ques­tion d’un par­ti fémin­iste, c’est que le fémin­isme est en train de devenir main­stream. Il est telle­ment inté­gré dans les mécan­ismes insti­tu­tion­nels de l’État que même le prési­dent de la République se dit fémin­iste ! C’est une bonne chose, mais ça oblige les mou­ve­ments fémin­istes rad­i­caux à réfléchir à leur stratégie. J’essaie de ne pas faire de hiérar­chie entre mon engage­ment fémin­iste, mon engage­ment éco­lo (même si je suis plutôt débu­tante, j’avoue), mon engage­ment antiraciste, mon engage­ment con­tre l’antisémitisme, la trans­pho­bie, l’homophobie ou la les­bo­pho­bie. Si un jour, j’ai à nou­veau envie de faire la poli­tique, ce sera dans un cadre qui soit à la fois fémin­iste, ant­i­cap­i­tal­iste et antiraciste. Donc je ne veux pas le qual­i­fi­er. Ou alors j’appelle ça « de gauche » ? Mais aujourd’hui c’est com­pliqué de dire ça telle­ment celles et ceux qui se dis­aient de gauche ont tourné le dos à nos espérances…

 

ASSIA HEBBACHE On part du principe que notre par­ti fémin­iste serait aus­si ant­i­cap­i­tal­iste et antiraciste. Mais une par­tie de la pen­sée fémin­iste a été digérée, insti­tu­tion­nal­isée et récupérée par la pen­sée con­ser­va­trice, voire raciste. Le piège serait de faire un par­ti fémin­iste un peu mou.

 

JULES FALQUET Oui. Je suis très préoc­cupée par le fait que toutes sortes de gens se revendiquent d’un pré­ten­du fémin­isme, qui n’est pas autre chose qu’une manière de dire qu’ils sont opposés aux « autres ». Les autres étant les per­son­nes étrangères, les immigré·es, les Arabes, les réfugié·es musulman·es, etc. Ce « fémin­isme » leur sert de pré­texte pour dévelop­per des idées racistes, islam­o­phobes, à l’égard d’hommes de class­es pop­u­laires. Par exem­ple, en pré­ten­dant lut­ter con­tre le har­cèle­ment sex­uel, de nom­breuses per­son­nal­ités poli­tiques s’en pren­nent presque exclu­sive­ment aux migrants ou aux jeunes de classe pop­u­laire racisés.

 

ASSIA HEBBACHE Et c’est reçu comme ça de la part de ces « autres ». Je par­le d’une par­tie des racisé·es. Je suis aus­si mil­i­tante fémin­iste à Bondy, en Seine-Saint-Denis. Ici, le terme « fémin­iste » est très mal perçu. Les gens ne sont pas con­tre la pen­sée fémin­iste, mais ils savent que c’est une attaque con­tre eux. En con­séquence les femmes de Bondy, qui sont pour­tant ultra fémin­istes, ne dis­ent à aucun moment qu’elles le sont. C’est presque une insulte. Alors qu’elles sont impliquées dans les asso­ci­a­tions de par­ents d’élèves, les maraudes, etc. Même s’il faut revendi­quer autant que pos­si­ble le terme « fémin­iste », il vaut mieux par­ler de « défense des droits des femmes » pour ne pas faire fuir cer­taines femmes. Il faut aus­si pré­cis­er que toutes sont con­cernées, même les femmes racisées, même les femmes voilées. Aujourd’hui, les femmes des quartiers pop­u­laires ne se sen­tent pas défendues par ce fémin­isme qui a été récupéré.

Plus générale­ment, je pense que la société n’est pas encore arrivée à un niveau de décon­struc­tion suff­isant pour aller vot­er pour un par­ti fémin­iste. On serait vrai­ment inaudi­bles si on lançait un par­ti sans avoir plus avancé notre tra­vail quo­ti­di­en de décon­struc­tion des men­tal­ités.


« Ce qui m’intéresse, c’est de chang­er rad­i­cale­ment la vie des gens et je con­sid­ère qu’aujourd’hui l’outil poli­tique ne le per­met pas. »
Car­o­line De Haas


Car­o­line De Haas, en 2014 vous étiez tête de liste en Île-de-France aux élec­tions européennes pour « Fémin­istes pour une Europe sol­idaire ». Que retenez-vous de cette expéri­ence ?

CAROLINE DE HAAS Le seul intérêt que j’ai vu à ça et que je ver­rais à un par­ti fémin­iste, c’est d’être une organ­i­sa­tion poli­tique qui vise à occu­per l’espace pub­lic sans se préoc­cu­per de pren­dre le pou­voir. Pen­dant la cam­pagne des européennes de 2014, on avait un temps de parole, on était invitées sur les plateaux télé. Et on avait fait des spots à la télé dont un sur le droit à l’avortement qui pas­sait aux heures de grande écoute, juste avant les JT, comme pen­dant la prési­den­tielle. C’était trop stylé ! Il y avait des bul­letins de vote fémin­istes dans de nom­breux bureaux de vote en France. Ça a ren­du vis­i­ble la ques­tion de l’engagement fémin­iste, de l’égalité, de la trans­for­ma­tion de la société. Mais je trou­ve qu’il y a d’autres moyens de faire exis­ter le sujet fémin­iste dans l’espace pub­lic que de créer un par­ti.

Existe-t-il des par­tis fémin­istes en Amérique latine ? Ou des formes poli­tiques intéres­santes pour les fémin­istes ?

JULES FALQUET En 2005 au Cos­ta Rica, des mil­i­tantes avaient créé un par­ti fémin­iste. Grâce à ça, elles ont pu porter un cer­tain nom­bre de débats. Dans le reste de l’Amérique cen­trale, beau­coup de femmes qui avaient com­bat­tu les armes à la main dans les guéril­las des années 1970–1980 ont préféré se lancer en poli­tique au sein des organ­i­sa­tions de gauche aux­quelles elles par­tic­i­paient plutôt que de créer des par­tis fémin­istes. Elles ont donc choisi de porter une parole fémin­iste dans des par­tis de gauche… Ce qui est pos­si­ble tant que cette parole va dans le même sens que les intérêts du par­ti, sinon elles sont oblig­ées de rester en retrait. Plus générale­ment, sur le con­ti­nent, des fémin­istes ont réus­si à faire émerg­er des ques­tions, comme celle de l’interruption volon­taire de grossesse, au sein de leurs par­tis poli­tiques.

Cepen­dant, si l’on prend l’exemple argentin, c’est surtout dans la rue que les fémin­istes ont gag­né la dépé­nal­i­sa­tion de l’avortement, avec l’énorme mobil­i­sa­tion des femmes. C’est une lutte qui a duré plusieurs décen­nies. Bien sûr, elles sont très atten­tives à ce qui se passe au Par­lement et dans les par­tis, elles réfléchissent à la meilleure façon d’obtenir le sou­tien de tel·le ou tel·le député·e, elles ont cal­culé le moment auquel elles pou­vaient essay­er de faire pass­er la loi. Mais la mobil­i­sa­tion des Argen­tines s’est faite hors du Par­lement et de la poli­tique tra­di­tion­nelle.

 

Les fémin­istes peu­vent-elles chang­er la société ?

CAROLINE DE HAAS Le prob­lème prin­ci­pal de la gauche éco­lo, ant­i­cap­i­tal­iste, fémin­iste aujourd’hui, il me sem­ble, c’est que nous n’avons pas la capac­ité de gag­n­er une élec­tion prési­den­tielle. J’ai le sen­ti­ment que le pays, notam­ment sous l’impulsion du gou­verne­ment d’Emmanuel Macron, a con­tin­ué à vriller de plus en plus à droite. On a per­du du ter­rain sur la bataille de fond, celle des men­tal­ités. Pas dans tous les domaines, c’est vrai. Par exem­ple, on a, je pense, gag­né du ter­rain sur le fémin­isme.

Ce qui m’intéresse, c’est de chang­er rad­i­cale­ment la vie des gens et je con­sid­ère qu’aujourd’hui l’outil poli­tique ne le per­met pas. Si jamais on arrivait au pou­voir, on n’aurait pas les moyens de men­er les poli­tiques que l’on veut. Les rap­ports de force économiques, soci­aux dans le pays, en Europe et dans le monde sont en notre défaveur. Mal­gré tout, je n’ai pas envie de déprimer les gens qui essaient… San­drine Rousseau et Alice Cof­fin, j’ai envie de les ser­rer dans mes bras et de les encour­ager. Je trou­ve ça chou­ette que d’autres gar­dent espoir.

 

ANAÏS LELEUX C’est intéres­sant d’en dis­cuter aus­si avec Isabelle Attard, anci­enne députée écofémin­iste qui s’est décou­verte anar­chiste. Elle racon­te (3) qu’il lui a fal­lu seule­ment qua­tre mois avant de sen­tir qu’elle com­mençait à pren­dre des déci­sions dans le seul but de se faire réélire. Elle qui pen­sait être en capac­ité de dézinguer le sys­tème a décou­vert que le sys­tème était en capac­ité d’éradiquer tout ce qui viendrait le men­ac­er. Une fois, elle avait réus­si à faire vot­er une loi dont elle était fière. Mais c’est parce qu’il n’y avait per­son­ne à l’Assemblée ce jour-là. Dès le lende­main un autre vote a été con­vo­qué, qui a reto­qué sa loi.

 

JULES FALQUET Un gros prob­lème aujourd’hui en France, ce sont les dis­cours et pra­tiques islam­o­phobes et racistes qui exclu­ent une par­tie impor­tante de la pop­u­la­tion racisée et des class­es pop­u­laires de la poli­tique au sens le plus tra­di­tion­nel. Si ces pop­u­la­tions étaient davan­tage présentes au sein des par­tis, elles redonneraient sans doute du souf­fle à des propo­si­tions « de gauche » en y appor­tant des con­tenus plus rad­i­caux.

 

ASSIA HEBBACHE Le niveau de con­science fémin­iste et antiraciste aug­mente. Le Comité Adama a mis en lumière le tra­vail d’une asso­ci­a­tion, le MIB, le Mou­ve­ment de l’immigration et des ban­lieues, qui œuvre dans l’ombre depuis des décen­nies. Aujourd’hui, dif­férents milieux, dif­férents cer­cles tra­vail­lent ensem­ble, man­i­fes­tent ensem­ble, créent des marées humaines de gens qui ne man­i­fes­taient pas avant. Ça donne de l’espoir.

Le mou­ve­ment social et les asso­ci­a­tions doivent con­tin­uer à inter­peller les élu·es mêmes si elles et ils ne représen­tent aujourd’hui plus grand chose. Les taux d’abstention sont de 80 % dans cer­taines com­munes ! Et il faut y ajouter toutes les per­son­nes étrangères orig­i­naires d’un pays situé hors de l’Union européenne et qui n’ont tou­jours pas le droit de vot­er. Qu’est-ce que ces élu·es représen­tent face au Comité Adama ou face à #NousToutes, qui réu­nis­sent des dizaines de mil­liers de per­son­nes dans les rues (4) ? Aujourd’hui, c’est le mou­ve­ment asso­ci­atif qui a le pou­voir et oblige les élu·es qui siè­gent dans les insti­tu­tions à agir. Quand Adama Tra­oré est mort, sa sœur Assa avait inter­pel­lé des député·es. À l’époque, un seul lui avait répon­du. Aujourd’hui les élu·es de gauche répon­dent glob­ale­ment présent·es aux événe­ments du Comité Adama.


« La per­spec­tive fémin­iste nous enseigne que la poli­tique la plus juste est celle que font les opprimé·es à par­tir de leur pro­pre réal­ité, plutôt que de pré­ten­dre chang­er la vie des autres sans trop leur deman­der leur avis. »
Jules Fal­quet


Si on ne crée pas un par­ti fémin­iste, que peut-on faire d’autre pour aller vers une société plus égal­i­taire ?

CAROLINE DE HAAS D’abord, on a la pos­si­bil­ité d’agir pour chang­er con­crète­ment la vie des gens. Avec #NousToutes, en trois ans et sans salarié·e, on a fait chang­er des men­tal­ités. On a for­mé cent mille per­son­nes sur la ques­tion des vio­lences. L’enquête qu’on a faite sur le con­sen­te­ment (5) a per­mis que plusieurs femmes quit­tent leurs mecs vio­lents en prenant con­science qu’elles n’étaient pas seules. Ensuite, je pense que l’engagement fémin­iste aide à se con­stru­ire. Il donne de la force et de la con­fi­ance en soi. Je le ressens dans les man­i­fs. Indi­vidu­elle­ment, chaque per­son­ne se sent trans­for­mée physique­ment par la foule. Et col­lec­tive­ment, on a un sen­ti­ment de puis­sance, de capac­ité à chang­er la vie des gens.

En ce qui con­cerne la poli­tique, la pri­or­ité devrait être de créer les con­di­tions de la réus­site de la prise du pou­voir. Pour aller vers une société majori­taire­ment ant­i­cap­i­tal­iste, antiraciste, fémin­iste, éco­lo, on doit organ­is­er des for­ma­tions. Les par­tis et les syn­di­cats avaient des dis­posi­tifs de for­ma­tion mil­i­tante de leurs mem­bres qu’ils ont lais­sé tomber. C’est prob­lé­ma­tique.

Enfin, si demain je décidais de refaire de la poli­tique, ma pri­or­ité serait de créer des cam­pagnes de mobil­i­sa­tion thé­ma­tiques qui fassent bouger les lignes. J’organiserais par exem­ple une cam­pagne « Sup­pres­sion de Par­cour­sup (6) » ou « 100 % Sécu ». Ça per­me­t­trait de par­ler de gra­tu­ité de l’enseignement ou de la san­té par exem­ple. Il faut s’inspirer de la cam­pagne menée aux États-Unis par Bernie Sanders, sur l’annulation de la dette des étu­di­ants. Ce type de cam­pagne provoque du débat et struc­ture la pen­sée en créant des cli­vages clairs entre la droite et la gauche.

ANAÏS LELEUX On a trop ten­dance à croire que le change­ment vien­dra du haut, d’un prési­dent ou d’une prési­dente, de l’État. Pour moi, il faut qu’on s’organise pour faire des choses sans et con­tre l’État (7), au niveau local.

JULES FALQUET Le mou­ve­ment zap­atiste a mon­tré qu’une cer­taine forme de trans­for­ma­tion à l’échelle locale dans un cadre autonome de l’État était pos­si­ble. On peut créer des groupes fémin­istes qui ont pour voca­tion pre­mière de tra­vailler pour leurs pro­pres mem­bres. Non pas au sens du repli sur soi, mais parce que la per­spec­tive fémin­iste nous enseigne que la poli­tique la plus juste est celle que font les opprimé·es à par­tir de leur pro­pre réal­ité, plutôt que de pré­ten­dre chang­er la vie des autres sans trop leur deman­der leur avis. Cela n’exclut ni de chercher à faire des alliances, ni de penser glob­al.

Une par­tie de la lutte fémin­iste con­siste à créer des groupes auto-organ­isés. Par exem­ple pour lut­ter con­tre les vio­lences, ce n’est pas for­cé­ment souhaitable d’appeler la police ou d’attendre qu’un·e juge envoie des gens en prison. On peut com­mencer par pren­dre con­science que nous ne méri­tons pas d’être vio­len­tées, avoir des réflex­es d’autodéfense à l’échelle de petits groupes. On n’est pas obligé·es de dépen­dre de l’État pour tout et moins encore de défendre un « tout répres­sif » raciste et clas­siste qui est tout sauf fémin­iste.

 

CAROLINE DE HAAS Et en même temps si tu veux que, demain, l’ensemble des jeunes partout en France soient formé·es de manière oblig­a­toire à la préven­tion des vio­lences sex­istes et sex­uelles, si tu veux que les gen­darmes, les forces de l’ordre soient for­mées à l’accueil de la parole des vic­times, si tu veux qu’il y ait des foy­ers d’accueil dans tous les départe­ments, ça passe par des poli­tiques publiques. Et c’est là où j’ai une con­tra­dic­tion intérieure. D’un côté, je ne veux plus faire de poli­tique parce que je ne crois pas à notre capac­ité à pren­dre le pou­voir et à chang­er le monde. Être députée pour être dans une minorité ou être min­istre pour avoir zéro moyen, ça ne m’intéresse pas. Mais d’un autre côté, je pense qu’il fau­dra bien un jour être prési­dentes de la République si on veut chang­er rad­i­cale­ment la vie des gens. Avec #NousToutes, on a for­mé cent mille per­son­nes, c’est génial. Mais si on était prési­dentes de la République, on en aurait for­mé un mil­lion.

 

ANAÏS LELEUX Si notre com­bat des années à venir doit con­sis­ter à obtenir une prési­dente fémin­iste pour qu’enfin les flics soient for­més, c’est une perte de temps. On a une police, une jus­tice, et une prison qui ne trait­ent pas les gens de la même manière en fonc­tion de leur race sup­posée et de leur classe sociale. Si demain on a une prési­dente fémin­iste qui obtient que les flics soient for­més, ça ne béné­ficiera qu’à celles qui appar­ti­en­nent à une cer­taine élite. Mais ça ne chang­era rien pour les femmes pré­caires et pour les femmes racisées. •

Débat mené le 10 sep­tem­bre 2021 par Lucie Tourette, jour­nal­iste indépen­dante

 


(1) Pour en savoir plus : Éliane Vien­not, La France, les femmes et le pou­voir, Per­rin (t. I, 2006 ; t. II, 2008 ; t. III, 2016) et CNRS édi­tions (t. IV, 2020), et t. V à paraître.

(2) Le groupe Egaé, cofondé par Car­o­line De Haas et Pauline Chab­bert est une agence de con­seil, de for­ma­tion et de com­mu­ni­ca­tion. Elle inter­vient sur des sujets tels que l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte con­tre les dis­crim­i­na­tions, la diver­sité et la préven­tion des vio­lences sex­istes et sex­uelles.

(3) Isabelle Attard, Com­ment je suis dev­enue anar­chiste, Seuil /Reporterre, 2019.

(4) En juin 2020, deux man­i­fes­ta­tions à Paris con­tre les vio­lences poli­cières, dont une inter­dite, organ­isées par le Comité Adama réu­nis­sent 200 000 per­son­nes selon les organisateur·ices (35 000 selon la Pré­fec­ture). Le 25 novem­bre 2019, la man­i­fes­ta­tion con­tre les vio­lences faites aux femmes organ­isée par le col­lec­tif #NousToutes réu­nit 100 000 per­son­nes à Paris (49 000 selon le comp­tage du cab­i­net indépen­dant Occur­rence).

(5) Les résul­tats de cette enquête sont disponibles sur le site noustoutes.org/enquetes.

(6) Par­cour­sup est la plate­forme inter­net qui per­met aux lauréat·es du bac de s’incrire à l’université. Son opac­ité a été dénon­cée à de nom­breuses repris­es.

(7) Avec, sans ou con­tre. Cri­tiques queers/ fémin­istes de l’État, présen­té par Cor­nelia Mös­er et Mar­i­on Tillous, iXe, 2020.

 

Lucie Tourette

Journaliste, spécialiste des questions sociales, elle contribue notamment au Monde Diplomatique. Elle est co-autrice de Marchands de travail (Seuil, 2014). Membre du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles

S’aimer : pour une libération des sentiments

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°4 S’aimer, paru en décem­bre 2021.


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