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Carolina Bianchi : « Le théâtre est là pour déranger. »

Com­ment représen­ter sur scène les trau­ma­tismes causés par les vio­lences sex­uelles ? Dans un spec­ta­cle remar­qué au Fes­ti­val d’Avignon en 2023, au cours duquel elle ingère du GHB, la per­formeuse brésili­enne Car­oli­na Bianchi tente de répon­dre à ce défi. Entre­tien avec une artiste qui n’hésite pas à met­tre en jeu son intégrité physique pour bous­culer son audi­toire.
Publié le 24/04/2024

Modifié le 16/01/2025

Quelques heures avant son spectacle, le 2 février 2024 à Strasbourg, Carolina Bianchi pose sur la scène, avec en décor de fond, une photo de Ciudad Juárez, au Mexique.
Quelques heures avant son spec­ta­cle, le 2 févri­er 2024 à Stras­bourg, Car­oli­na Bianchi pose sur la scène, avec en décor de fond, une pho­to de Ciu­dad Juárez, au Mex­ique. Crédit : Lou-Anna Ralite

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 Dessin­er, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.

La pre­mière fois qu’on aperçoit Car­oli­na Bianchi, elle pose, le vis­age fer­mé, devant ce qui sert de décor à sa pièce : une pho­togra­phie de Ciu­dad Juárez, ville située à la fron­tière entre le Mex­ique et les États-Unis, au couch­er du soleil. Dans cette « oasis d’horreur » – selon l’expression util­isée dans son roman 2666 par l’écrivain chilien Rober­to Bolaño, dont Bianchi adore le tra­vail – on retrou­ve chaque jour, depuis des années, des cadavres de femmes vio­len­tées

Une image qui fait écho à l’histoire de Car­oli­na Bianchi. Orig­i­naire du Brésil, pays qui con­naît l’un des plus forts taux de fémini­cides au monde, elle a été vic­time d’un viol après avoir ingéré sans s’en ren­dre compte du GHB, dite « drogue du vio­leur (1) ».

Lire aus­si : Penser la vio­lence mas­cu­line, por­trait de Rita Lau­ra Sega­to

Elle a joué pen­dant vingt ans dans des lieux alter­nat­ifs avant de mar­quer l’édition 2023 du Fes­ti­val d’Avignon avec son spec­ta­cle A Noi­va e o Boa Noite Cin­derela (La Mar­iée et bonne nuit Cen­drillon), pre­mière par­tie d’une trilo­gie dan­tesque sur les vio­lences sex­uelles nom­mée Cadela Força (La Force de la salope). Ce n’est pas une œuvre auto­bi­ographique, mais une ten­ta­tive de s’approcher au plus près des orig­ines du mal, avec la poésie comme seul boucli­er. Sur scène, après s’être lancée dans une con­férence savante sur la représen­ta­tion du viol, Car­oli­na Bianchi ingère du GHB, exposant dès lors aux yeux du pub­lic sa pro­pre vul­néra­bil­ité.


« Je n’ai pas de sou­venir de mon viol. Je cherche à poé­tis­er ce vide. »

Car­oli­na Bianchi


Nous la retrou­vons un dimanche matin de févri­er dans une cafétéria d’hôtel asep­tisée, après ses trois per­for­mances au Mail­lon à Stras­bourg, pre­mier théâtre en France à l’accueillir depuis Avi­gnon. Fatiguée, la per­formeuse nous demande en com­mençant l’entretien ce que sig­ni­fie en français « défer­lante ». C’est comme une vague qui se déchaîne et qui détru­it tout, à com­mencer par l’ordre patri­ar­cal, lui explique-t-on. Elle sourit. La déf­i­ni­tion pour­rait aus­si bien décrire son tra­vail artis­tique.

Sur scène, vous ingérez du GHB, une drogue surnom­mée non sans cynisme « Bonne nuit, Cen­drillon » en brésilien. Savez-vous à chaque fois com­ment vous allez réa­gir ?

Non, c’est vari­able. Évidem­ment, je me suis beau­coup entraînée pour savoir à peu près de com­bi­en de temps je dis­pose avant de per­dre con­nais­sance. Ce n’est pas un acte irre­spon­s­able. Par­fois je tombe plus tard que prévu, par­fois plus tôt. Ça dépend.

Image du spectacle A Noiva e o Boa Noite Cinderela (La Mariée et bonne nuit Cendrillon), de Carolina Bianchi. Au Brésil, le GHB, que la performeuse ingère sur scène, est surnommé non sans cynisme « Bonne nuit, Cendrillon ». Christophe Raynaud de Lage

Image du spec­ta­cle A Noi­va e o Boa Noite Cin­derela (La Mar­iée et bonne nuit Cen­drillon), de Car­oli­na Bianchi. Crédit : Christophe Ray­naud de Lage

Pourquoi vous met­tre physique­ment en dan­ger pour par­ler du viol ?

Je n’aurais pas pu faire autrement… Je prends le risque de vivre ce dont je par­le. Je ne peux pas évo­quer ces vio­lences sans que ça ait des con­séquences sur moi.

Le pub­lic aus­si est pris à par­tie. Vous lui expliquez que si la drogue ne fait pas effet, il devra écouter la suite des 500 pages de votre con­férence, empilées devant vous…

Ce n’est jamais arrivé jusqu’à présent… Pren­dre cette drogue n’est pas au cen­tre de mon pro­pos, mais fait par­tie inté­grante de mes recherch­es. Je con­tex­tu­alise cet acte dans l’histoire de l’art. Je cherche à véri­fi­er si on peut créer un lan­gage théâ­tral capa­ble d’évoquer les vio­lences sex­uelles. Com­ment créons-nous, y com­pris nous, les femmes, les con­di­tions de parole et d’écoute des réc­its de viol ? Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de faire un spec­ta­cle où toutes les per­son­nes vio­lées se sen­ti­raient représen­tées par moi, mais de voir com­ment on par­le de ces vio­lences, et de pro­duire du lan­gage capa­ble de les abor­der. Quand on est une artiste fémin­iste, on nous caté­gorise : on ferait du « théâtre fémin­iste sur la ques­tion du fémini­cide ou du viol ». Comme si notre his­toire per­son­nelle éclip­sait notre tra­vail. Je ne veux pas qu’on me par­le unique­ment de ma vie. Je veux qu’on me par­le d’art. Je fais du théâtre, point. Je ne me retrou­ve pas dans le tra­vail de cer­taines artistes fémin­istes qui dis­ent aider les autres à trou­ver des solu­tions. Tous ces dis­cours qui se pensent impor­tants ou héroïques… Évidem­ment, ces pièces ont le droit d’exister. Je ne suis pas là pour dire ce qui peut ou ne peut pas être pro­duit – même les pires spec­ta­cles faits par des hommes blancs européens ont le droit d’exister. Mais moi je suis là pour pos­er des ques­tions, pas pour don­ner des répons­es. La per­spec­tive de mon spec­ta­cle, c’est la con­fu­sion.

Une lignée de performeuses féministes

« Au nom du père, du fils et de la sœur vio­lée. » Ce vers de l’artiste guaté­maltèque Regi­na José Galin­do pour­rait servir de devise à la lignée artis­tique de per­formeuses que Car­oli­na Bianchi con­voque sur scène. Toutes utilisent leur corps comme force poli­tique, se vio­len­tant pour mieux met­tre en lumière la dom­i­na­tion mas­cu­line.
Ce type de per­for­mance voit le jour dans les années 1960 : longtemps mis­es à l’écart de la scène cul­turelle, de nom­breuses artistes femmes investis­sent l’espace pub­lic par des actions directes vio­lentes.
La célèbre per­formeuse états-uni­enne et cubaine Ana Mendi­eta (1948–1985) était comme la plu­part d’entre elles liée aux mou­ve­ments de libéra­tion des femmes, même si elle cri­ti­quait ce milieu majori­taire­ment blanc. En 1973, après le viol d’une jeune femme sur son cam­pus, elle invite quelques-uns de ses cama­rades dans sa cham­bre : ils la décou­vrent immo­bile et cou­verte de sang. En 1985, elle meurt après une chute depuis la fenêtre de son apparte­ment new-yorkais, dans des con­di­tions trou­bles. D’abord accusé du meurtre, son mari, le célèbre sculp­teur Carl Andre, est finale­ment relaxé. Artistes et activistes fémin­istes se deman­dent aujourd’hui encore « ¿Dónde está Ana Mendi­eta? » (« Où est Ana Mendi­eta ? »)
La per­formeuse guaté­maltèque Regi­na José Galin­do (née en 1974) ou la plas­ti­ci­enne cubaine Tania Bruguera (née en 1968) sont héri­tières de son œuvre. La pre­mière a inspiré à Car­oli­na Bianchi son dis­posi­tif d’ingestion de sédatif. Galin­do s’est filmée, pen­dant une opéra­tion de recon­sti­tu­tion de son hymen.
À Cuba, Tania Bruguera pour­suit égale­ment une œuvre poli­tique. Pis­to­let chargé sur la tempe, risquant de mourir à chaque fois qu’elle actionne la détente, elle réalise des lec­tures inter­ro­geant
la place de l’artiste dans la société.

Qu’entendez-vous par « con­fu­sion » ?

C’est d’abord l’effet provo­qué par le GHB. Cette drogue sus­cite la con­fu­sion entre le passé et l’avenir. Comme l’écrit Vir­ginie Despentes : le viol obsède (2), et la perte de mémoire ampli­fie cette obses­sion. La femme qui a subi un viol sous sédatif ne cesse de s’interroger. Est-ce que j’ai vrai­ment vécu ça ? Je mets cette con­fu­sion en par­al­lèle avec la lec­ture qu’on fait d’une œuvre artis­tique avec toutes les dif­férentes inter­pré­ta­tions que l’on peut avoir d’un texte. Le viol n’est pas un prob­lème que l’on peut résoudre. Je ne cherche d’ailleurs pas la vérité. J’ai la sen­sa­tion qu’elle entraîne avec elle une douleur insup­port­able, donc je préfère la fic­tion.

Vous rejetez des ter­mes très présents dans le champ lex­i­cal fémin­iste, comme « sor­cière », « guéri­son » ou « soror­ité »…

Ces mots sont un déni de la vio­lence. Je ne crois pas, par exem­ple, qu’on puisse guérir d’un viol. On le porte toute sa vie. Tous ces dis­cours qui sem­blent dire qu’un jour ça ne fera plus par­tie de nous font preuve d’une pos­i­tiv­ité tox­ique, et exclu­ent les per­son­nes qui n’arrivent pas à entre­pren­dre cet illu­soire chemin vers la guéri­son. La vio­lence ne vous quitte jamais. Il y a des péri­odes où on pense plus sou­vent qu’à d’autres à l’expérience du viol. C’est quelque chose qui se trans­forme. Et cette pièce trans­forme beau­coup de choses en moi. Mais c’est là… Ça reste là. Je ne crois pas que notre généra­tion ver­ra la fin de la cul­ture du viol ou qu’on ne sera plus vic­times de vio­lences sex­uelles dans un futur proche. Comme le sug­gère la philosophe Elsa Dor­lin (3), il faut appren­dre à se défendre.

Mais com­ment fait-on pour vivre avec cette vio­lence ?

C’est une grande ques­tion, et je n’ai pas la réponse. Chacun·e trou­ve ses straté­gies de survie. Dans Cadela Força, j’en esquisse cer­taines : l’amitié et l’art. Ce ne sont pas des solu­tions, mais des chemins qui per­me­t­tent de con­tin­uer. En tout cas, qui me le per­me­t­tent à moi.

Une fois que vous avez per­du con­nais­sance, votre texte, lui, con­tin­ue à se dérouler sur l’écran de fond de scène. Même incon­sciente, vous con­tin­uez à par­ler. On songe à ce poème de la per­formeuse guaté­maltèque Regi­na José Galin­do dans lequel elle énumère des sévices en répé­tant à chaque vers : « Per­son­ne ne me fait taire » et qui se clôt par : « La voix que j’ai / me vient d’ailleurs / d’un endroit plus pro­fond. / Ils ne l’ont pas com­pris »…

Je n’ai pas de sou­venir de mon viol. Je cherche à poé­tis­er ce vide. Et si je con­tin­ue à par­ler alors que je suis incon­sciente, c’est parce qu’il y a une dif­férence entre mourir et dormir. Je ne suis plus vrai­ment là, mais il est pos­si­ble que mes pen­sées, elles, le soient. Alors je les invente. Le théâtre me donne la pos­si­bil­ité de recréer mon flux de con­science, une con­science qui ne s’est pas com­plète­ment per­due dans les limbes.

Une autre scène mar­quante est celle où, alors que vous êtes incon­sciente, on vous intro­duit une caméra dans le vagin. En voy­ant ces images de l’intérieur de votre corps, j’ai éprou­vé une très grande tristesse. Même au plus proche de la peau, à l’endroit pré­cis où la tragédie a eu lieu, il n’y a rien à inter­préter…

Cette scène est aus­si la plus ten­dre du spec­ta­cle. Le texte qui s’affiche sur ces images par­le d’amitié, et l’amitié est pour moi ce qui per­met de sur­vivre. L’idée selon laque­lle l’amour roman­tique peut nous pro­téger a quelque chose de patri­ar­cal. L’amitié, c’est dif­férent, c’est beau­coup plus proche de l’amour véri­ta­ble. Ce sont mes ami·es qui manip­u­lent cette caméra et me dis­ent : « Je suis là, mon amie. » On est là tous·tes ensem­ble.

Une per­formeuse hante votre spec­ta­cle : Pip­pa Bac­ca, artiste ital­i­enne vio­lée et tuée en 2008 alors qu’elle avait entre­pris de tra­vers­er l’Europe en stop habil­lée en robe de mar­iée. Vous êtes cri­tique de son geste, au point de dire que vous trou­vez « sa fragilité blanche insup­port­able »…

J’admire Pip­pa Bac­ca, c’est un per­son­nage qui présente de grandes con­tra­dic­tions. Les grandes per­for­mances comme celle qu’elle a entre­prise avant sa mort sont le plus sou­vent réal­isées par des hommes, à qui ces gestes artis­tiques valent respect et con­sid­éra­tion. Comme Pip­pa Bac­ca, j’ai foi en la per­for­mance, mais je ne me retrou­ve pas dans son pro­to­cole, d’une extrême naïveté. Pour mon­tr­er sa foi en l’humanité, elle mon­tait dans toute voiture s’arrêtant pour la pren­dre en stop, même si la tête du con­duc­teur l’inquiétait. Pen­sait-elle que sa robe de mar­iée – une représen­ta­tion du féminin dic­tée par le patri­ar­cat – la pro­tégerait ? Qu’elle génér­erait une empathie par­ti­c­ulière chez les con­duc­teurs ? On n’ose pas cri­ti­quer les mort·es, qui sont comme intouch­ables. Moi, j’ai voulu garder Pip­pa Bac­ca vivante avec toutes ses faib­less­es. Elle n’est pas qu’une vic­time, c’est pour ça que je la cri­tique, un peu comme si je par­lais d’une amie.

Vous citez d’autres per­formeuses telles que Regi­na José Galin­do, Ana Mendi­eta ou Tania Bruguera (lire l’encadré précé­dent). Est-ce un moyen d’établir des liens de fil­i­a­tion ?

J’aime beau­coup le mot « fil­i­a­tion » parce que c’est comme si nous fai­sions par­tie d’une même famille. Pen­dant le spec­ta­cle, je ne fais pas que les citer pour les vis­i­bilis­er : je les invoque de manière poé­tique. Elles ne sont pas des inspi­ra­tions, mais des parte­naires de créa­tion. Que la plu­part vien­nent d’Amérique du Sud est très impor­tant pour moi : les vio­lences faites aux femmes sont au fonde­ment de ces sociétés, car le proces­sus de coloni­sa­tion de ces ter­ri­toires s’est fondé sur le viol. C’est cette vio­lence-là que ces per­formeuses expri­ment à tra­vers leurs corps.

Comme elles, vous n’épargnez pas votre pub­lic…

Le théâtre n’est pas là pour diver­tir mais pour déranger. Je ne cherche pas à exor­cis­er quoi que ce soit, mais à recon­naître les démons. Mon spec­ta­cle est un exer­ci­ce d’écoute d’histoires de viol. Il par­le aus­si de la vio­lence que l’on porte tous·tes en nous, y com­pris les femmes qui ont subi des agres­sions.

Une fois qu’elle a perdu connaissance, Carolina Bianchi reste sur scène, exposant au public sa propre vulnérabilité. Derrière elle, le texte de sa conférence continue de défiler sur l’écran de fond de scène.

Une fois qu’elle a per­du con­nais­sance, Car­oli­na Bianchi reste sur scène, exposant au pub­lic sa pro­pre vul­néra­bil­ité. Der­rière elle, le texte de sa con­férence con­tin­ue de défil­er sur l’écran de fond de scène. Crédit : Christophe Ray­naud de Lage

« J’étais ter­ri­fiée à l’idée qu’en me mas­tur­bant, le vis­age de l’une de ces femmes assas­s­inées s’imposerait à moi et me ferait jouir. Quelques fois, en lisant un arti­cle sur une affaire de viol, j’ai lut­té con­tre mon imag­i­na­tion pour que la descrip­tion ne m’excite pas », lit-on sur l’écran de fond de scène. Je n’avais jamais enten­du une femme vic­time d’une agres­sion par­ler comme vous de l’emprise ter­ri­ble qu’exerce le viol sur ses désirs sex­uels…

Le viol agit sur nos imag­i­naires. N’importe qui se retrou­ve très tôt confronté·e à des représen­ta­tions où une femme est prise de force. Mais ce n’est pas tout. Je cherche à mon­tr­er avec le plus d’honnêteté pos­si­ble les con­séquences que les vio­lences sex­uelles ont sur les per­son­nes qui les subis­sent. Et c’en est une. Lorsqu’on a été violé·e, la vio­lence affecte la libido. Je ne vais pas le cacher. Je ne suis pas là pour pos­er un regard moral, mais au con­traire pour lever des tabous, que même entre femmes on a du mal à abor­der. Car ce sont tou­jours les mêmes qui gag­nent à ce que nous restions silen­cieuses. •

Un spectacle polémique ?

« Un spec­ta­cle sidérant sur les fémini­cides et le viol » (Le Monde), « Une tra­ver­sée dont on ne sort pas indemne » (Téléra­ma), « Ne pas croire que le spec­ta­cle est gore. Il y a au con­traire une grande douceur tout le long de la représen­ta­tion » (Libéra­tion)… À l’été 2023, au Fes­ti­val d’Avignon, la pièce de Car­oli­na Bianchi lui vaut des arti­cles de presse lau­dat­ifs. Mais le 31 août, dans la mati­nale de France Inter, l’écrivaine Chris­tine Angot réduit A Noi­va e o Boa Noite Cin­derela à ses actes les plus spec­tac­u­laires, à savoir la prise de drogue et l’introduction d’une caméra dans le vagin de l’artiste : « Un viol sur scène, avec le con­sen­te­ment de la vic­time, quoi de mieux ? Que le pub­lic jouisse de ce qu’il dénonce… D’une main il dénonce, de l’autre il se mas­turbe. » La roman­cière pré­cise bien qu’elle cri­tique le spec­ta­cle sans l’avoir vu. Le tra­vail de Car­oli­na Bianchi est pour­tant mûre­ment réfléchi. Dans la pre­mière par­tie d’A Noi­va…, elle prend soin de con­tex­tu­alis­er son geste dans l’histoire de la per­for­mance cor­porelle, évo­quant ces artistes, telles Mari­na Abramović, Yoko Ono ou Tania Bruguera, qui ont mis en jeu leur intégrité physique, par­fois au péril de leur vie. Au début de la deux­ième par­tie, Car­oli­na Bianchi, incon­sciente, gît sur un mate­las : impos­si­ble d’oublier son corps si vul­nérable, alors que, autour d’elle, les comédien·nes miment une orgie infer­nale. À rebours de ce dis­cours théâ­tral très maîtrisé, la cri­tique portée par Chris­tine Angot s’inscrit dans une longue tra­di­tion qui ne voit dans ce type d’acte per­for­matif que sa dimen­sion voyeuriste. Avec A Noi­va…, qui a tourné en France, en Bel­gique et en Suisse, Car­oli­na Bianchi com­mence à acquérir une recon­nais­sance insti­tu­tion­nelle à la hau­teur
de son exi­gence artis­tique.

Entre­tien réal­isé le 4 févri­er 2024 à Stras­bourg par Annabelle Martel­la, jour­nal­iste indépen­dante, traduit du brésilien par Lineimar Pereira Mar­tins.


(1) Ce psy­chotrope qui engour­dit le sys­tème nerveux et cérébral est notam­ment util­isé par des agresseurs dans des lieux fes­tifs.

(2) Dans son essai King Kong théorie (Gras­set, 2006), Vir­ginie Despentes, elle-même vic­time de viol, mon­tre com­ment cette vio­lence sex­uelle struc­ture les rap­ports femmes-hommes et assoit la dom­i­na­tion des sec­onds.

(3) Dans Se défendre. Une philoso­phie de la vio­lence (La Décou­verte, 2017), Elsa Dor­lin analyse les con­di­tions éthiques de l’autodéfense, en mon­trant com­ment dif­férentes pop­u­la­tions minorisées (suf­frag­istes anglais­es, Juifs et Juives du ghet­to de Varso­vie, Africain·es-Américain·es…) en ont fait usage.

Annabelle Martella

Contributrice régulière des pages culture de Libération, elle se consacre aussi au cinéma. Elle a co-réalisé avec Fany Chaloche un moyen-métrage sur l’adolescence en milieu rural, Skatepark. Voir tous ses articles

Dessiner : esquisses d’une émancipation

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