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Avortements à l’écran : les clichés persistent

Très peu représen­té dans les arts visuels, l’avortement reste aus­si un tabou à la télévi­sion et au ciné­ma. Mais à la faveur d’une nou­velle généra­tion de scé­nar­istes, les inter­rup­tions volon­taires de grossesse trou­vent désor­mais une place à l’écran.
Publié le 01/02/2024

Modifié le 16/01/2025

Dans Annie Colère, film de Blandine Lenoir sorti en 2022, l’actrice India Hair (au centre) incarne Claudine, militante du Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (Mlac). Aurora Films / Local Films
Dans Annie Colère, film de Blan­dine Lenoir sor­ti en 2022, l’actrice India Hair (au cen­tre) incar­ne Clau­dine, mil­i­tante du Mou­ve­ment pour la libéra­tion de l’avortement et de la con­tra­cep­tion (Mlac). Auro­ra Films / Local Films

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Con­sul­tez le som­maire.

« Le tabou le plus tenace de la télévi­sion. » C’est ain­si que la jour­nal­iste états-uni­enne Kate Aurthur par­lait de l’avortement, il y a presque vingt ans, dans les colonnes du New York Times. Plus encore que l’homosexualité, les tran­si­d­en­tités et les ques­tions raciales, l’interruption volon­taire de grossesse (IVG) con­tin­ue de crisper l’industrie du ciné­ma et de la télévi­sion.

Sup­posées refléter la libéra­tion des mœurs et l’évolution de la société, les pro­duc­tions doivent com­pos­er avec des stu­dios frileux, éviter de faire fuir les annon­ceurs ou de s’aliéner une par­tie du pub­lic. Aux États-Unis, « ce pays fédéral, struc­turé par des visions très religieuses et des courants poli­tiques forte­ment con­ser­va­teurs, l’avortement fait effec­tive­ment par­tie des sujets extrême­ment sen­si­bles qui per­durent, con­state Hélène Bre­da, maîtresse de con­férence en sci­ences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, spé­cial­iste des représen­ta­tions de genre dans les médias. En France, depuis le vote de la loi Veil autorisant l’IVG en 1975, on se sent moins en dan­ger, car l’avortement est con­sid­éré comme un acquis social. »

Tout cela explique sans doute pourquoi rares sont les films français con­tem­po­rains qui s’emparent de ce thème. Lorsqu’ils le font, l’action se déroule dans le passé : retour vers le XVI­I­Ie siè­cle pour l’IVG arti­sanale et soro­rale de Sophie, la ser­vante du Por­trait de la jeune fille en feu de Céline Sci­amma (2019), ou au début des années 1960 pour L’Événement (2021), le film d’Audrey Diwan adap­té du roman d’Annie Ernaux, qui racon­te le douloureux par­cours d’une étu­di­ante enceinte qui ne souhaite pas le rester. En 2022, c’est Annie Colère de Blan­dine Lenoir qui nous fai­sait (re)découvrir le com­bat des mil­i­tantes du Mou­ve­ment pour la lib­erté de l’avortement et de la con­tra­cep­tion (Mlac), fondé en 1973 et dis­sous deux ans plus tard, après le vote de la loi Veil.

Lire aus­si : Que reste-t-il du Mlac ?

Pédagogie et divertissement

 

Les séries français­es sont résol­u­ment plus mod­ernes : en 2020, Plus belle la vie dif­fu­sait trois épisodes sur la grossesse non désirée d’Émilie, jeune vingte­naire en cou­ple qui décide rapi­de­ment d’avorter, mal­gré l’insistance et le chan­tage de son petit ami. Soutenue par sa famille et son amie médecin, qui la ras­sure sur la banal­ité de l’acte – à rai­son, puisqu’en France, 243 000 IVG ont été enreg­istrées en 2022 (lire notre info­gra­phie) et qu’une femme sur deux avortera au cours de sa vie –, Émi­lie se sent soulagée par sa déci­sion. Deux ans plus tard, c’est une IVG médica­menteuse, soit la méth­ode la plus courante (78 % des IVG), que met en scène la série de France 3. Même traite­ment péd­a­gogique, déstig­ma­ti­sant et réal­iste, pour l’IVG de la jeune Anaïs dans la série de TF1 Ici tout com­mence (2022), très regardée par les 15–24 ans. « Ces séries sont les héri­tières des soaps états-uniens, les pre­miers à abor­der l’IVG, et ce dès les années 1960, analyse Hélène Bre­da. C’est un genre qui repose sur les rebondisse­ments – et les grossess­es imprévues sont un clas­sique – ain­si que sur la dimen­sion edu­tain­ment, cette péd­a­gogie mêlée au diver­tisse­ment, où l’on abor­de les ques­tions sociales de manière didac­tique et grand pub­lic. » Depuis, les réal­isatri­ces Fan­ny Her­rero (Drôle) et Iris Brey (Split) ont, elles, nor­mal­isé l’IVG de trente­naires déjà mères ou pro­je­tant de le devenir.

De l’autre côté de l’Atlantique, Hol­ly­wood, le plus gros pour­voyeur de fic­tions dif­fusées dans le monde, pro­gresse indé­ni­able­ment sur la représen­ta­tion de l’avortement, mais con­tin­ue de ten­dre au pub­lic un miroir défor­mant. Depuis longtemps, les séries états-uni­ennes usent des mêmes ficelles scé­nar­is­tiques pour éviter d’aborder la ques­tion de l’avortement lorsque sur­git une grossesse « sur­prise » : celle de Gaby (Des­per­ate House­wives) est inter­rompue quand elle chute dans l’escalier, Rachel (Glee) ou Jes­sa (Girls), vic­times d’un faux posi­tif, ne sont finale­ment pas enceintes, et cer­taines héroïnes subis­sent un arrêt spon­tané de grossesse, retourne­ment clas­sique pour se dérober au sujet (comme Lisa, dans la sai­son 2 de And Just Like That, qui s’était pour­tant résignée à ne pas avorter).

Autre sub­terfuge que l’on ren­con­tre aus­si dans les séries français­es : la volte-face incom­préhen­si­ble de femmes qui n’ont jamais voulu devenir mères (Miran­da dans Sex and the City, Lau­re dans Engrenages), ou déjà comblées (voire épuisées) par la mater­nité. Dans Des­per­ate House­wives, Lynette, déjà mère de qua­tre enfants, se retrou­ve enceinte de jumeaux à 40 ans passés, alors que son mari a repris ses études. Elle penche du côté de l’IVG, mais se ravise après que son amie Susan lui assure qu’un enfant est un « cadeau » – en réal­ité, c’est la chaîne ABC qui avait inter­dit au créa­teur de la série de faire avorter un per­son­nage…

Autre moyen de con­tourn­er le sujet tout en sanc­tu­ar­isant la mater­nité – et qui con­cerne surtout les ado­les­centes : les grossess­es sont menées à terme et les bébés con­fiés en adop­tion. Julie (dans Des­per­ate House­wives, encore) hésite à recourir à cette solu­tion, que choi­sis­sent Quinn (Glee), mais aus­si Juno, du film éponyme (2007), qui renonce à l’IVG lorsqu’une cama­rade anti­a­vorte­ment man­i­fes­tant devant la clin­ique lui crie que son fœtus a déjà des ongles.

Restent les films où l’avortement n’est même pas envis­agé, mal­gré un pitch qui con­fine à l’absurde. En cloque, mode d’emploi (2007) nous mon­tre une bril­lante régis­seuse, qui vient de décrocher le job de ses rêves, se met­tre en cou­ple avec un glan­deur imma­ture et obsédé sex­uel dont elle tombe enceinte après un coup d’un soir.

À l’inverse, dans la comédie roman­tique états-uni­enne Obvi­ous Child (2014), l’héroïne, enceinte elle aus­si d’un one night stand, avorte le jour de la Saint-Valentin. C’est le sujet du film, mais la réal­isatrice Gillian Robe­spierre parvient à déstig­ma­tis­er l’avortement, encore perçu – et sou­vent représen­té – comme un trau­ma­tisme ou un dilemme moral éprou­vant, util­isé comme ressort dra­ma­tique pour provo­quer des ten­sions entre les per­son­nages ou faire enchaîn­er dis­putes et crises de larmes à des héroïnes hon­teuses.

La pop culture, outil de prévention

 

De plus en plus de séries dédrama­tisent la procé­dure, comme Eupho­ria, ou bien Shrill. « Je ne peux pas courir, je me suis fait avorter hier », lance avec dés­in­vol­ture Mimi-Rose à son copain, Adam, dans Girls. Lind­say, de la série You’re the Worst, par­le de son « avo­vo » entre deux orgies de tartes. Car oui, avorter peut être une déci­sion facile à pren­dre et qui soulage.

Loin de faire de nous des consommateur·ices pas­sives, la pop cul­ture mod­èle nos imag­i­naires. C’est un puis­sant out­il de préven­tion qui peut amélior­er nos con­nais­sances tout en nous décul­pa­bil­isant. Dans la série BoJack Horse­man, dif­fusée sur Net­flix, une jeune patiente racon­te que la chan­son pro-IVG de sa pop star préférée lui a don­né la force de se ren­dre dans une clin­ique. Sur la même plate­forme, l’épisode de Sex Edu­ca­tion où Maeve avorte démys­ti­fie et nor­malise l’IVG. Aux côtés d’autres femmes présentes à la clin­ique pour le même motif, elle croise une patiente excen­trique qui n’en est pas à son pre­mier avorte­ment : « J’ai trois gamins et je me sens beau­coup plus coupable envers ceux que j’ai qu’envers ceux que j’ai renon­cé à avoir. »
D’après « Abor­tion Onscreen », un pro­gramme de recherche de l’université de Cal­i­fornie à San Fran­cis­co, le nom­bre de films et séries qui trait­ent de l’avortement aug­mente chaque année. Un sondage Gallup réal­isé en mai 2023 révèle par ailleurs que 85 % de la pop­u­la­tion aux États-Unis est favor­able à l’IVG.

Mais bien que la pop cul­ture puisse être un instru­ment de résis­tance effi­cace, elle n’est pas une baguette mag­ique : son influ­ence s’arrête aux portes du pou­voir. Depuis une douzaine d’années, les droits repro­duc­tifs régressent aux États-Unis, et en 2022 la Cour suprême a invalidé l’arrêt Roe v. Wade, qui pro­tégeait depuis 1973 le droit à l’avortement à l’échelle nationale. Depuis, 21 États ont inter­dit ou restreint forte­ment les con­di­tions d’accès à l’avortement.

Le road trip des droits reproductifs

Les films et séries qui s’emparent du sujet ont donc désor­mais une réso­nance par­ti­c­ulière : réalisateur·ices et scé­nar­istes s’adaptent au con­texte hos­tile, en racon­tant les nou­veaux obsta­cles qui se dressent sur la route de celles et ceux qui voudraient inter­rompre leur grossesse. C’est la nais­sance d’un nou­veau sous-genre qui risque de devenir tris­te­ment incon­tourn­able : le road trip des droits repro­duc­tifs.

Dans la comédie Unpreg­nant (2020), deux meilleures amies doivent par­courir 1 500 kilo­mètres pour se ren­dre dans un État qui autorise les mineures à avorter sans le con­sen­te­ment des par­ents. De son côté, après avoir été piégée par une « clin­ique » anti-IVG, l’héroïne de Nev­er Rarely Some­times Always (2020) doit aller jusqu’à New York pour trou­ver une antenne du Planned Par­ent­hood (l’équivalent états-unien du Plan­ning famil­ial). Plan B (2021) racon­te la course con­tre la mon­tre de Sun­ny, à qui un phar­ma­cien oppose sa « clause de con­science » pour lui refuser la pilule du lende­main, et qui n’a d’autre choix que de fil­er au cen­tre qui pra­tique des avorte­ments le plus proche, à trois heures de route.


La ques­tion posée dans les films états-uniens n’est plus : « Va-t-elle décider d’avorter ? », mais plutôt : « Va-t-elle réus­sir ? »


Ces films n’imaginent pas un futur dystopique à la Handmaid’s Tale, où l’avortement serait partout inter­dit et crim­i­nal­isé, mais choi­sis­sent le prag­ma­tisme en mon­trant les con­séquences de lois fédérales de plus en plus restric­tives. La ques­tion n’est plus : « Va-t-elle décider d’avorter ? », mais plutôt : « Va-t-elle réus­sir ? ».

Pour Hélène Bre­da, tous ces réc­its mod­ernes autour de l’IVG sont à la croisée des évo­lu­tions de l’industrie et de la société : « On con­state à la fois l’émergence d’un nou­veau sys­tème de pro­duc­tion de fic­tions via les plate­formes, l’avènement d’Internet et des réseaux soci­aux (qui per­me­t­tent de faire cir­culer des dis­cours fémin­istes relayés ensuite par les médias tra­di­tion­nels), et enfin, l’ère #MeToo, où les ados gran­dis­sent avec un référen­tiel for­cé­ment dif­férent. »

Les représen­ta­tions pro­gressent un peu, mais les clichés per­sis­tent beau­coup, notam­ment sur l’identité des per­son­nes con­cernées. Dans la réal­ité, le pro­fil type de l’États-unienne qui avorte est une femme noire, âgée de 25 à 29 ans, déjà mère et vivant seule sous le seuil de pau­vreté. Elle avorte générale­ment par médica­ment. Pour­tant, dans les fic­tions made in USA en 2022, la majorité des per­son­nes qui avor­tent étaient des femmes blanch­es, issues de la classe moyenne ou supérieure, n’avaient pas d’enfant, et 6 % seule­ment recouraient à la pilule abortive.

La réal­isatrice, pro­duc­trice et scé­nar­iste états-uni­enne Shon­da Rhimes fut pio­nnière en faisant avorter deux de ses héroïnes non blanch­es : Cristi­na Yang (Grey’s Anato­my, 2011), chirurgi­en­ne sur­douée et car­riériste, d’origine sud-coréenne, qui n’a jamais eu de désir d’enfant, puis Olivia Pope (Scan­dal, 2015), femme noire experte en rela­tions publiques, qu’on voit allongée dans une clin­ique sur fond de chants de Noël. Quelques années plus tard, c’est la série Dear White Peo­ple qui met en scène l’avortement d’une autre femme noire, Coco, étu­di­ante nar­cis­sique et ambitieuse issue d’un milieu pop­u­laire, qui finit par refuser de répéter l’histoire famil­iale en sac­ri­fi­ant ses études et ses rêves sur l’autel de la mater­nité.

En 1987, un film culte s’était déjà intéressé à l’IVG du point de vue de la classe : Dirty Danc­ing. Loin d’être une bluette apoli­tique, l’histoire du film, qui se déroule en 1963, repose entière­ment sur l’avortement – clan­des­tin – de Pen­ny, danseuse pré­caire et parte­naire de John­ny, que l’héroïne Bébé (issue de la bour­geoisie) vient rem­plac­er. Un choix délibéré que la scé­nar­iste Eleanor Berg­stein expli­quait dans un arti­cle de Vice Mag­a­zine, en 2017 : « Si vous abor­dez un sujet poli­tique dans votre film, vous avez intérêt à l’incorporer à l’histoire, sinon le jour vien­dra où on vous deman­dera de le sup­primer. » À l’époque, pour­suit-elle, « tout le monde m’a demandé pourquoi j’avais écrit un film qui se pas­sait en 1963 avec un avorte­ment clan­des­tin, alors que l’arrêt Roe vs Wade était passé depuis. J’ai répon­du que l’on n’aurait peut-être pas tou­jours la loi de notre côté. »

Lire aus­si : Filmer l’avortement

 

Mem­bre du comité édi­to­r­i­al de La Défer­lante, Nora Bouaz­zouni est jour­nal­iste, spé­cial­isée en cul­ture et ali­men­ta­tion. Elle est égale­ment tra­duc­trice et autrice. Son nou­veau livre, Mangez les rich­es ! La lutte des class­es passe par l’assiette, est paru en octo­bre 2023 aux édi­tions Nourit­ur­fu.

Nora Bouazzouni

Journaliste indépendante, écrivaine et traductrice, elle écrit sur les questions d’alimentation, le genre et la pop culture. Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles

Avorter : Une lutte sans fin

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