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40 ans avant #MeToo, un tribunal des crimes contre les femmes

Entre le 4 et le 8 mars 1976, 2 000 femmes du monde entier se réu­nis­saient à Brux­elles pour le Tri­bunal inter­na­tion­al des crimes con­tre les femmes, organ­isé avec le sou­tien de Simone de Beau­voir. En mars 2023, d’anciennes par­tic­i­pantes se sont retrou­vées dans la cap­i­tale belge pour ques­tion­ner l’héritage de cet événe­ment majeur, annon­ci­a­teur d’enjeux fémin­istes actuels.
Publié le 20/10/2023

Modifié le 16/01/2025

Tribunal international des crimes contre les femmes en 1976 à Bruxelles. Le groupe des prisonnières politiques témoigne en affichant une banderole : « Release our sisters in prison » (Libérez nos sœurs emprisonnées). anonyme / Carhif-AVG, Bruxelles
Tri­bunal inter­na­tion­al des crimes con­tre les femmes en 1976 à Brux­elles. Le groupe des pris­on­nières poli­tiques témoigne en affichant une ban­de­role : « Release our sis­ters in prison » (Libérez nos sœurs empris­on­nées). anonyme / Carhif-AVG, Brux­elles

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.

La neige tombe dru, le rail est mis à l’arrêt par les grèves, et une alerte à la bombe fait plan­er une men­ace sur la ville : aux pre­miers jours de mars 2023, les obsta­cles s’accumulent à Brux­elles.

Comme pour ajouter aux dif­fi­cultés matérielles, le chauffage tombe en panne au Cit­i­zen Cor­ner, le lieu asso­ci­atif dans lequel une cinquan­taine de per­son­nes se sont réu­nies pour un col­loque sur le Tri­bunal inter­na­tion­al des crimes con­tre les femmes qui s’était tenu dans cette même ville en 1976. Le présent fait la vie dure à la mémoire, mais l’enjeu est de taille, tant l’oubli dans lequel a som­bré ce tri­bunal est grand.
C’est en 1974, sur l’île danoise de Femø, con­nue pour son camp fémin­iste esti­val, que des mil­i­tantes lan­cent l’idée de mon­ter un tri­bunal d’opinion où pour­raient être dénon­cées les vio­lences subies par les femmes du monde entier. Elles s’inspirent du tri­bunal dit « Rus­sell-Sartre ». Lancé en 1966 par les philosophes Bertrand Rus­sell et Jean-Paul Sartre, ce tri­bunal auto­proclamé avait cher­ché à éval­uer hors de toute attache nationale les activ­ités mil­i­taires menées au Viêt­nam par les États-Unis, for­mal­isant une quête de jus­tice au-delà des insti­tu­tions.

Mais le Tri­bunal inter­na­tion­al des crimes con­tre les femmes est égale­ment conçu comme la réponse à un som­met très offi­ciel, celui-là : la Con­férence de Mex­i­co organ­isée par l’ONU en 1975 dans le cadre de l’Année inter­na­tionale de la Femme, qui avait rassem­blé des délé­ga­tions de 133 États. Elle devait aboutir à un plan d’action visant à recon­naître la place prépondérante des femmes dans le développe­ment des sociétés et à instau­r­er l’égalité entre les femmes et les hommes dans le monde… Alors même que cer­tains des pays représen­tés n’avaient pas encore légiféré en faveur de l’avortement et de la con­tra­cep­tion, ni con­tre les vio­lences sex­uelles et sex­istes. Craig­nant une récupéra­tion poli­tique de leurs engage­ments, les fémin­istes de Femø imag­inèrent réu­nir une assem­blée non mixte et transna­tionale pour juger les crimes au-delà de leur accep­tion juridique et pour se réap­pro­prier les ter­mes de leur com­bat.

Entre 1975 et 1976, l’énergie des mil­i­tantes fut déployée sur les cinq con­ti­nents. Dès la pre­mière réu­nion d’organisation, à Paris, en mars 1975, des comités nationaux bénév­oles furent chargés de recueil­lir des témoignages et de lever des fonds pour financer le voy­age des par­tic­i­pantes. Un comité de coor­di­na­tion se con­sti­tua à Brux­elles, sous l’impulsion de plusieurs femmes, dont Diana Rus­sell, écrivaine et soci­o­logue sud-africaine déjà présente à Femø (qui n’avait aucun lien de par­en­té avec le philosophe du même nom). Le pro­jet parvint aux oreilles de Rika De Backer, alors min­istre de la Cul­ture et des Affaires fla­man­des et unique femme du gou­verne­ment belge, qui déci­da de met­tre le palais des Con­grès à dis­po­si­tion des organ­isatri­ces, qui n’avaient pas les moyens pour louer un lieu assez grand pour l’événement.

Dans la salle principale du palais des congrès de Bruxelles, les participantes assistent à la séance plénière.anonyme / Carhif-AVG, Bruxelles

Dans la salle prin­ci­pale du palais des con­grès de Brux­elles, les par­tic­i­pantes assis­tent à la séance plénière. anonyme / Carhif-AVG, Brux­elles

Des femmes venues de partout

Le 4 mars 1976, 2 000 femmes se réu­nirent à Brux­elles, sous l’œil des médias. D’autres firent enten­dre leurs voix de loin, en faisant par­venir au Tri­bunal une cas­sette ou un témoignage écrit. Au total, 46 pays étaient représen­tés, des États-Unis à l’Iran, en pas­sant par la Guinée et le Yémen. Les femmes présentes sont pour la plu­part demeurées anonymes. Pour éviter de les met­tre en dan­ger, les organ­isatri­ces décidèrent en effet de détru­ire la liste des par­tic­i­pantes qu’elles avaient com­mencé à dress­er, et le livre somme co-écrit par Diana Rus­sell et la jour­nal­iste Nicole Van de Ven pour ren­dre compte de l’événement, Crimes Against Women : Pro­ceed­ings of the Inter­na­tion­al Tri­bunal (1), n’a pas cité leurs noms. De fait, si quelques fémin­istes célèbres apportèrent leur sou­tien à l’événement, telle Simone de Beau­voir, qui livra un texte lu en ouver­ture, ou la comé­di­enne Del­phine Seyrig, venue avec le col­lec­tif d’artistes Les Insoumus­es, les par­tic­i­pantes étaient pour l’essentiel des citoyennes ordi­naires.

Pen­dant cinq jours, elles échangèrent, en cinq langues (français, espag­nol, anglais, néer­landais et alle­mand) sur la mater­nité for­cée, le traite­ment des femmes en prison, la les­bo­pho­bie, la dou­ble oppres­sion des femmes issues de minorités religieuses, ou encore le « fémini­cide ». Et c’est pré­cisé­ment dans le con­texte du Tri­bunal inter­na­tion­al que ce terme, alors tout juste inven­té par l’écrivaine états-uni­enne Car­ol Orlock, va com­mencer à être con­cep­tu­al­isé. Dans Crimes Against Women, un chapitre entier lui est con­sacré, qui invite à s’emparer du mot pour don­ner corps à une réal­ité anci­enne : « Des chas­s­es aux sor­cières d’autrefois aux infan­ti­cides féminins qui ont cours aujourd’hui dans plusieurs pays, en pas­sant par les meurtres des femmes com­mis pour “l’honneur”, nous réal­isons que les fémini­cides exis­tent depuis très longtemps. Mais puisqu’ils ne con­cer­nent “que” des femmes, il n’y avait pas de nom pour les définir jusqu’à ce que Car­ol Orlock invente le mot “fémini­cide”. »

Dans l’introduction de l’ouvrage, Diana Rus­sell explicite le dis­posi­tif du Tri­bunal : « Con­traire­ment à un tri­bunal tra­di­tion­nel, il n’y avait pas de juges […]. Nous étions toutes nos pro­pres juges. De plus, les femmes présentes reje­taient com­plète­ment la déf­i­ni­tion patri­ar­cale du mot “crime” ; toutes les formes d’oppression mas­cu­line subies par les femmes étaient con­sid­érées comme des crimes. »

Par­mi les par­tic­i­pantes, cer­taines étaient engagées dans des procé­dures judi­ci­aires au long cours, qu’elles voulaient poli­tis­er à Brux­elles. C’était le cas d’Anne Ton­glet : deux ans aupar­a­vant, en 1974, elle et sa com­pagne, Araceli Castel­lano, avaient été vic­times d’un viol dans les calan­ques de Mar­seille. Dans un pre­mier temps, le par­quet qual­i­fia l’affaire comme un sim­ple délit rel­e­vant du tri­bunal cor­rec­tion­nel. Anne Ton­glet vint témoign­er devant le Tri­bunal inter­na­tion­al, soutenue par leur avo­cate, Gisèle Hal­i­mi. Suite à cela, les dons affluèrent, qui leur per­mirent de cou­vrir les frais qu’elles avaient engagés pour leur procès. En 1978, quand leur affaire fut enfin jugée aux assis­es, le prési­dent de la cour d’Aix-en-Provence reçut des cen­taines de let­tres deman­dant la recon­nais­sance du viol comme un crime (2).

Présente au Cit­i­zen Cor­ner en mars 2023 avec d’autres par­tic­i­pantes du Tri­bunal inter­na­tion­al, Anne Ton­glet me racon­te ses sou­venirs : « J’ai su, dès le début de l’instruction [devant le tri­bunal cor­rec­tion­nel de Mar­seille], que mon procès était un procès poli­tique. Au Tri­bunal des femmes, j’ai trou­vé un lieu où don­ner une réso­nance à notre com­bat pour la crim­i­nal­i­sa­tion du viol. » En 2020, alors qu’elle se demandait pourquoi le Tri­bunal était resté à la marge de l’histoire, elle s’est tournée vers l’Université des femmes, une asso­ci­a­tion fémin­iste d’éducation pop­u­laire de Brux­elles qui lui sem­blait être l’alliée de choix pour col­lecter des archives et porter le sujet à la con­nais­sance du pub­lic. Cette organ­i­sa­tion a ensuite recruté l’historienne Milène Le Goff pour coor­don­ner un vaste pro­gramme de mise en lumière du Tri­bunal.

À Bruxelles, 46 pays sont représentés. Certaines femmes ont fait parvenir des cassettes audio, d’autres témoignent en direct : ici, debout, une Australienne autochtone, une Africaine-Américaine et une Indigène d’Amérique du Sud. Eva Besnyö / Maria Austria Instituut

À Brux­elles, 46 pays sont représen­tés. Cer­taines femmes ont fait par­venir des cas­settes audio, d’autres témoignent en direct : ici, debout, une Aus­trali­enne autochtone, une Africaine-Améri­caine et une Indigène d’Amérique du Sud. Eva Besnyö / Maria Aus­tria Insti­tu­ut

Le choix de la non-mixité

Toby Gem­per­le Gilbert était égale­ment présente au Tri­bunal inter­na­tion­al. L’année précé­dente, elle avait con­tribué à lancer le dis­posi­tif de per­ma­nences télé­phoniques pour les femmes vic­times de vio­lences con­ju­gales. Le col­loque de 2023 lui four­nit l’occasion de lire un texte qu’elle avait renon­cé à lire devant l’assemblée de 1976 (3). Elle y cri­tique le sou­tien alors apporté au mou­ve­ment de protes­ta­tion des tra­vailleuses du sexe lancé à Lyon en juin 1975 (4) : « Les réac­tions des groupes fémin­istes à la révolte des pros­ti­tuées […] ont été pré­cip­itées et con­fus­es. En sou­tenant les pros­ti­tuées, nous avons dit soit “nous sommes toutes des pros­ti­tuées”, […] soit “leur lutte par­ticipe au mou­ve­ment de libéra­tion des femmes”. […]  Nous pen­sons com­bat­tre l’état phal­locrate […], mais nous oublions l’essentiel, que les pros­ti­tuées veu­lent préserv­er à tout prix le client phal­locrate. »

À l’époque, Toby Gem­per­le Gilbert n’avait pas osé défendre cette posi­tion « par crainte de [se] faire lynch­er ». Car au sein de l’assemblée, l’ambiance était batailleuse, con­firme Mar­got Giac­in­ti, qui pré­pare une thèse sur les enjeux socio­his­toriques du fémini­cide comme caté­gori­sa­tion juridique : en mars 1976, l’atelier con­sacré à la réflex­ion autour du terme fut écourté par des pris­es de parole soudaines sur d’autres sujets. Un phénomène qui se repro­duisit à plusieurs repris­es : le déroulé prévu par les organ­isatri­ces fut cham­boulé par les inter­ven­tions de groupes opposés à ce qui se dis­ait sur scène ou à la manière dont se déroulait l’événement, trop mil­limétrée pour cer­taines. Le vote sur l’exclusion des jour­nal­istes hommes fait par­tie de ces moments imprévus qui ont boulever­sé le pro­gramme.

Au départ, ils avaient été con­viés à l’événement sous cer­taines con­di­tions : ils n’avaient pas le droit d’assister aux témoignages dans le grand audi­to­ri­um ni aux ate­liers qui s’élaboraient en fonc­tion des prob­lé­ma­tiques soulevées par les témoins, mais ils pou­vaient cir­culer dans le hall en atten­dant le brief­ing quo­ti­di­en. Annon­cé en amont de l’événement, ce dis­posi­tif avait divisé la presse et entraîné des men­aces de boy­cott. Mais une déci­sion plus rad­i­cale encore fut prise au deux­ième jour, le 5 mars, quand un groupe de par­tic­i­pantes mon­ta à la tri­bune sans y avoir été invité : elles demandèrent l’exclusion totale des hommes, même jour­nal­istes, dont la présence, selon elles, nui­sait au cadre de soror­ité promis par les organ­isatri­ces. D’autres femmes exprimèrent la crainte de voir la cou­ver­ture médi­a­tique du Tri­bunal dras­tique­ment dimin­uée. Les par­tic­i­pantes votèrent majori­taire­ment en faveur de la non-mix­ité totale.


« Au Tri­bunal des femmes, j’ai trou­vé un lieu où don­ner une réso­nance à notre com­bat pour la crim­i­nal­i­sa­tion du viol. »

Anne Ton­glet


« Quand on entend les par­tic­i­pantes de 1976, explique Mar­got Giac­in­ti, on a l’impression qu’elles étaient là pour s’engueuler. Le fait que Toby ait exprimé sa crainte de se faire lynch­er est par­lant. » La chercheuse fait un par­al­lèle avec les dis­sensus actuels : « Est-ce qu’on serait capa­bles aujourd’hui d’avoir un événe­ment sim­i­laire avec nos dif­férents mou­ve­ments, sur des sujets comme la pornogra­phie, la pros­ti­tu­tion ? La con­ver­gence des mou­ve­ments fémin­istes, je la vois dans le fait d’être capa­bles d’entendre des posi­tions diver­gentes et de ne pas avoir peur du con­flit. »

Par­mi les inter­ven­tions inat­ten­dues, une man­i­fes­ta­tion de les­bi­ennes, dont Anne Ton­glet et Nicole Van de Ven se sou­vi­en­nent bien. Très impliquées dans l’organisation de l’événement, les les­bi­ennes se sen­taient sous-représen­tées dans la majorité des témoignages qui con­cer­naient des vio­lences subies dans le cadre hétéro­sex­uel. Le 6 mars 1976, elles vidèrent les lieux en lançant une fausse alerte à la bombe, et en prof­itèrent pour déploy­er des ban­deroles dans l’enceinte du palais des con­grès : on pou­vait y lire « J’aime les femmes », « I’m a les­bian » ou en alle­mand « Ich bin les­bisch ». Manière de ren­dre vis­i­ble leur présence au sein du Tri­bunal. « J’étais dans une foule les­bi­enne. Quelle joie ! se sou­vient Nicole Van de Ven. Ça a déclenché mon com­ing out. L’une des femmes est passée près de moi et m’a dit : “Et toi, tu es les­bi­enne ?” J’étais out­rée, j’ai répon­du : “Com­ment peux-tu en douter ?” »

Les témoignages du Tribunal publiés

Co-écrit par Diana Rus­sell et Nicole Van de Venà l’issue des cinq journées de ren­con­tres, débats et ate­liers, Crimes Against Women :
Pro­ceed­ings of the Inter­na­tion­al Tri­bunal est un ouvrage qui com­pile la total­ité des témoignages pronon­cés au palais des con­grès de Brux­elles
du 4 au 8 mars 1976. Assistée par des bénév­oles, Diana Rus­sell a entre­pris la tran­scrip­tion des ban­des audio enreg­istrées durant l’événement. Nicole Van de Ven s’est, quant à elle, prin­ci­pale­ment chargée de réu­nir des extraits de coupures de presse issues de nom­breux pays. L’ouvrage donne ain­si accès à tout l’historique du Tri­bunal, aux dif­férentes con­tro­ver­s­es qui l’ont ani­mé, ain­si qu’à ses relais médi­a­tiques. Il réper­to­rie en treize caté­gories les dif­férentes formes d’oppression con­tre les femmes que les témoignages ont mis­es en lumière, avant de pro­pos­er en sec­onde par­tie les solu­tions et réso­lu­tions qui ont émergé lors de l’événement. Pub­lié une pre­mière fois en anglais en 1976 chez Les Femmes, une mai­son d’édition cal­i­forni­enne
à la dif­fu­sion con­fi­den­tielle, il fait l’année suiv­ante l’objet d’une tra­duc­tion en ital­ien et en néer­landais, avant d’être repub­lié en 1984 aux États-Unis aux édi­tions Frog in the Well.

Une tentative de diplomatie féministe

Mal­gré les dif­férends, l’atmosphère au Tri­bunal a donc aus­si été libéra­trice, notam­ment lors des ate­liers, l’occasion de se ren­con­tr­er autrement que par le débat d’idées. Ceux con­sacrés au self-help gyné­cologique (5), tout par­ti­c­ulière­ment, frap­pèrent les esprits. Lucile Ruault, invitée au col­loque de mars 2023 pour présen­ter ces pra­tiques de réap­pro­pri­a­tion des savoirs gyné­cologiques, décrit ces moments comme le « ver­sant posi­tif » des témoignages sur les crimes gyné­cologiques. « Les par­tic­i­pantes ont beau­coup ri pen­dant [ces] ate­liers […], dont l’approche est fon­da­men­tale­ment opti­miste. L’auto-examen per­me­t­tait d’aller au-delà de la bar­rière lin­guis­tique. » Mar­got Giac­in­ti met en regard le sou­venir lais­sé par le self-help et celui lié à l’émergence du terme « fémini­cide » : « Lors des entre­tiens que j’ai menés avec les femmes du Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes (MLF) qui ont par­ticipé au Tri­bunal, spon­tané­ment, elles ont men­tion­né le self-help. Sans me dire si elles y avaient ou non par­ticipé, ça avait mar­qué leur imag­i­naire. Alors que, lorsque j’ai évo­qué le fémini­cide, la plu­part m’ont dit : “Ah bon, ça a été pen­sé là-bas ?” »

À l’issue du col­loque, Milène Le Goff espère une nou­velle édi­tion du Tri­bunal à l’occasion des 50 ans du pre­mier. Elle évoque l’importance de se rap­procher formelle­ment du tri­bunal Rus­sell-Sartre, qui s’était con­clu par un ver­dict con­tre la poli­tique de guerre des États-Unis : « Sym­bol­ique­ment, je pense que c’est impor­tant de ren­dre un juge­ment, ce que n’ont pas fait les par­tic­i­pantes de 1976. C’est là le para­doxe de l’événement, qui lui con­fère une forme de mys­tère. » Un « mys­tère » qui explique peut-être l’absence d’intérêt des insti­tu­tions à son égard, et l’oubli dans lequel l’initiative est longtemps restée plongée. Jusqu’ici, aucune com­mé­mora­tion d’envergure n’avait per­mis d’appréhender le Tri­bunal dans ce qu’il a eu de fon­da­teur. L’événement a pour­tant révélé un con­tin­u­um de vio­lences à l’échelle plané­taire, en prenant en compte l’impact des aires géo­graphiques et des déter­mi­na­tions sociales des vic­times dans les crimes subis. Le Tri­bunal peut s’envisager comme une ten­ta­tive de diplo­matie fémin­iste, qui aura réu­ni divers mou­ve­ments pour éla­bor­er les meilleures straté­gies de défense des vic­times en fonc­tion de chaque con­texte.

Les témoins et héritières du Tribunal international se retrouvent en colloque le 6 mars 2023 au Citizen Corner, à Bruxelles. De gauche à droite : Anne Tonglet, Nicole Van de Ven, Milène Le Goff, Toby Gemperle Gilbert. Aélys Hasbun / Université des Femmes, Bruxelles

Les témoins et héri­tières du Tri­bunal inter­na­tion­al se retrou­vent en col­loque le 6 mars 2023 au Cit­i­zen Cor­ner, à Brux­elles. De gauche à droite : Anne Ton­glet, Nicole Van de Ven, Milène Le Goff, Toby Gem­per­le Gilbert. Aélys Has­bun / Uni­ver­sité des Femmes, Brux­elles

Selon la chercheuse Lucile Ruault, s’il fal­lait rééditer l’événement, l’écoféminisme pour­rait y occu­per une place impor­tante. Il a été le grand absent des débats de 1976, alors que deux ans aupar­a­vant était paru l’ouvrage de l’écrivaine et mil­i­tante Françoise d’Eaubonne Le Fémin­isme ou la mort (6), qui fai­sait déjà les liens entre cul­ture patri­ar­cale, sur­na­tal­ité et destruc­tion de la planète. Aujourd’hui, con­state Lucile Ruault, « un nou­veau Tri­bunal, pen­sé avec une per­spec­tive écofémin­iste, serait le lieu idéal pour pos­er la ques­tion des crimes com­mis par les hommes sur l’environnement. C’est encore trop peu présent dans les débats, alors que c’est ce qui pour­rit la vie d’une majorité des femmes sur la planète. »

À l’issue du Tri­bunal, le 8 mars 1976, les 2 000 par­tic­i­pantes se séparèrent avec des pro­jets d’ouverture de refuges pour femmes battues et de cen­tres de self-help dans leurs pays respec­tifs. Un réseau fémin­iste inter­na­tion­al fut fondé pour relay­er les actions et les deman­des de sou­tien à tra­vers le monde. Un pro­jet de Tri­bunal per­ma­nent basé au Chili fut égale­ment annon­cé, sans finale­ment se con­cré­tis­er. Mais près de cinquante ans plus tard, le temps d’un col­loque, l’énergie de 1976 aura cir­culé à nou­veau. •

1. Crimes Against Women: Pro­ceed­ings of the Inter­na­tion­al Tri­bunal, Diana E.H. Rus­sell et Nicole Van de Ven, Frog in the Well, 1984 [1976]. La tra­duc­tion des extraits cités est de La Défer­lante.

2. C’est en 1980 que la lég­is­la­tion française recon­naît le viol comme un crime (pas­si­ble de quinze ans de réclu­sion) et non plus comme un délit.

3. Le texte est con­sultable dans la revue de l’Université des femmes Chronique fémin­iste, no 131, jan­vi­er-juil­let 2023, dont le dossier est con­sacré au Tri­bunal inter­na­tion­al.

4. Le 2 juin 1975, une cen­taine de tra­vailleuses du sexe enta­ment l’occupation de l’église Saint-Nizier à Lyon pour dénon­cer l’accentuation de la répres­sion de la police à leur égard, qui se traduit notam­ment par une aug­men­ta­tion des procès-ver­baux.

5. Mou­ve­ment de san­té des années 1970 qui trans­met un ensem­ble de pra­tiques d’auto-gynécologie pour que les femmes s’émancipent du pou­voir médi­cal.

6. Le Fémin­isme ou la mort, Françoise d’Eaubonne, Le pas­sager clan­des­tin, 2020.

Hélène Zimmer

Romancière, scénariste et réalisatrice, elle a écrit et réalisé un long métrage sorti en 2015 : À 14 ans. Elle a publié trois romans aux éditions P.O.L., dont Fairy Tale (prix Marie-Claire 2017). Voir tous ses articles

Rêver : La révolte des imaginaires

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.


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